Pauline a des larmes plein les yeux en me tendant l’enveloppe, mais ce qui est paradoxal c’est que dans le même temps elle a le sourire.

Lorsque je me suis rendu à l’hôpital pour rencontrer Roxanne au retour de mon escapade en Ardèche il y a de cela des années, j’étais porteur d’une enveloppe que m’avait transmise Maria Fernandez.

Elle contenait des passeports argentins accompagnés du certificat de décès du mari de Roxanne, d’un livret de famille et des actes de naissance des jumeaux. Cette enveloppe était la clé qui allait leur permettre de se réinscrire dans la vie en leur* redonnant une existence légale.

Ce geste offrait la perspective de vivre une véritable forme de résurrection. Ce qui rendait ce renouveau complexe, c’est que Maria avait été au-delà de ce qui était entendu. Elle avait pris sur elle de faire exister les deux garçons sous le nom d’épouse de Roxanne en les faisant légalement frères jumeaux.

J’avais découvert cette démarche en lisant la lettre que m’avait confiée Maria dans laquelle elle expliquait son geste.

Elle lui disait qu’elle n’avait pas eu son courage et n’avait pas été capable de mettre fin à ses jours, mais qu’elle était dans l’incapacité de revoir les enfants.

Depuis toutes ces années ils étaient frères, ayant toujours vécu avec elle, dans cette configuration. Elle ne se sentait pas les moyens et le droit de leur expliquer aujourd’hui tout ce que recouvrait ce mensonge. Elle comprenait bien les problèmes que sa décision poserait à Roxanne si elle acceptait cet engagement. Mais devant la ténacité et la force dont elle avait faite preuve durant sa quête de la vérité, tout indiquait qu’elle serait à la hauteur de la tâche qui lui incombait, et qu’elle serait pour eux une bonne mère.

Je peux comprendre que sur l’instant Roxanne se soit effondrée, l’une des femmes cédait la place pour ne pas avoir à affronter son passé, si tant est que ce fût possible.

L’autre se trouvait plongée dans les tourments du doute, elle aussi, n’avait-elle pas demandé à ses séides de tuer les enfants plutôt que de les rendre tant la situation était devenue insupportable pour elle.

Pour l’observateur averti que j’étais, la question ne se posait pas, je ne voulais pas mettre les deux femmes sur le même plan, encore que quelque part, elles soient toutes les deux les victimes d’un système.

Ce soir-là, j’étais sorti de la chambre laissant Roxanne en larmes, et j’avais demandé aux infirmières et à l’interne de garde de veiller sur elle.

Nous avions fini la soirée, An Binh, Claudio et moi, en compagnie de la bouteille de gnole…

Le premier courrier remonte aujourd’hui à plus de dix ans, il était le premier d’une longue série d’échanges. Roxanne ne nous a jamais écrit, ce sont ses fils qui correspondent avec nous assurant le courrier chacun leur tour, nous racontant par le détail leur vie là-bas.

Ils se sont intégrés visiblement sans difficulté, assurant un parcours scolaire et désormais universitaire peut-être pas brillant, mais sérieux. Ils ont déménagé régulièrement au fil de leurs études mais visiblement c’est dans le grand Sud qu’ils trouvent leur salut à chaque fois qu’ils le peuvent. Ils vont se ressourcer dans ces régions en apparence sans limite, où l’esprit peut vagabonder à sa guise et réinventer le monde.

Dans le dernier courrier ils nous disent qu’ils se demandent comment expliquer à leur mère qu’ils ont compris les secrets de leur histoire et qu’ils ne voient pas pourquoi elle ne se libère pas en abordant la question avec eux.

Je n’ai pas encore osé leur répondre que ses souffrances étaient peut-être trop brûlantes pour qu’elle puisse le faire spontanément, mais que je leur faisais confiance pour qu’ils l’aident à y parvenir en évitant toutes nouvelles déchirures inutiles.

Quand ils vivaient encore avec nous, An Binh trouvait qu’ils étaient beaux comme des dieux, depuis qu’ils sont repartis, leur mère les photographie chaque Noël se tenant par les épaules et c’est vrai qu’ils sont beaux et donnent tous les signes d’un certain bonheur et d’un appétit à vivre. 

An Binh n’est plus avec nous, son corps et son esprit rencontraient de plus en plus de difficultés à suivre le rythme agité de notre vie communautaire. Un soir Claudio est venu me trouver pour me demander de la laisser partir avec lui pour les Pouilles là-bas au sud de l’Italie.

Nous nous sommes tombés dans les bras, avons versé quelques larmes, ne restait plus qu’à décider la dame qui n’opposa aucune résistance.

Ils embarquèrent toutes leurs richesses à l’arrière d’une 403 Peugeot Pick up qui avait connu des jours meilleurs. Nous fûmes bien étonnés d’apprendre que trois jours plus tard ils se trempaient les pieds dans la Méditerranée

 

Mo était parti depuis longtemps. Après sa sortie de l’hôpital il s’en était tenu pendant quelques mois aux recommandations des médecins sur l’abstinence d’alcool et de tabac.

  • Les traitements m’ont rendu impuissant, de plus ils me privent des quelques plaisirs qu’il me reste ; An Binh a craqué, elle lui a passé des paquets de tabac qu’il fumait à la fenêtre de l’appartement. Un jour où je l’ai surpris, j’ai tendu la main en disant : - passe-moi une sèche et nous avions bien ri.
  • Tu sais m’a-t-il annoncé à cette occasion ils m’ont laissé sortir parce qu’ils savent que ce sera bientôt terminé pour moi.

J’ai fait celui qui n’avait rien entendu et je suis allé chercher la bouteille d’alcool de riz qu’An range derrière ses dossiers. Nous avons bu tant qu’il en est resté une goutte au fond du flacon. Au petit matin je l’ai couché et bordé et je suis parti déambuler en sanglotant.

Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter un sort pareil ? Non content de le faire mourir, le crabe lui ronge les poumons, l’empêchant de respirer et le tourmentant dans son sommeil.

Le médecin n’a pas voulu le mettre sous morphine de peur qu’il ne devienne accro. Nous nous lui avons concocté un traitement à notre manière à base d’un cocktail « shit alcool de riz » à la suite de quoi il n’a jamais plus souffert. Je suis persuadé qu’il ne s’est pas vu partir c’est peut-être dommage, nous avions encore tant de belles idées à mettre en œuvre et de douceurs à nous dire.

La nuit de son départ An et moi sommes restés avec lui jusqu’au petit jour, nous relayant pour le tenir dans nos bras. Il ouvrait parfois les yeux et An me disait : je crois qu’il va mieux, il sourit !

Nous l’avons reconduit dans son village natal en pays Berbère, ce fut encore une sacrée aventure, mais je suis persuadé que dans son cercueil il rigolait franchement en pensant : « les cons ils l’ont fait ». Il dort chez lui et de là où il est, il peut contempler la Méditerranée.

Il ne restait plus que deux historiques de cette aventure : Sara et moi. Elle a donc tout naturellement pris la suite d’An, mais elle et Salomé étant devenues inséparables, se sont montrées de vraies manageuses.

Le duo est devenu trio, Pauline s’étant jointe à elles, le départ des jumeaux pour l’Argentine a été difficile à vivre, les filles ont pleuré pendant des jours. Il ne pouvait être question de les séparer une nouvelle fois.

Elles ont résolu le problème en s’installant toutes les cinq dans un appartement plus spacieux, elles s’en sortaient mieux financièrement avec un seul logement et en organisant leurs plannings, elles n’ont pas besoin de faire garder les filles.

Je me doute que vous êtes impatient de savoir ce que je deviens ; eh bien non je ne vis pas avec Pauline.

Nous en avons longuement parlé, elle avait vécu une expérience difficile, fait un enfant toute seule, elle avait envie de garder une certaine autonomie. Nous sommes très proches, mais chacun chez soi, elle, dans son gynécée et moi chez ma tante, c’est très bien comme cela.

Sara n’a pas revu son ex-compagnon le père de Cloé, j’ai des remords car il est resté très diminué après la correction que nous lui avions imposée. Actuellement il est en prison, car, ayant repris son trafic de produits stupéfiants, il s’est fait prendre. Aux vues de son dossier la juge n’a pas retenu le fait qu’il se soit présenté en fauteuil roulant comme circonstances atténuantes de ses actes, il a donc pris six ans dont deux avec sursis.

Avec Pauline nous sommes allés à Cincinnati. Invités par madame Slaugters pour l’inauguration de l’installation du boudoir de ma tante, dans sa fondation. Un voyage extraordinaire initiatique comme le séjour en prison mais là le bonheur en plus. Pour la remercier j’avais emporté l’un des croquis qu’elle m’avait offert. Elle a souri et cette dame un peu raide m’a pris dans ses bras et m’a embrassé.

Il est vrai que le drame qui sous-tendait notre rencontre allait bien au-delà de tout ce que nous étions susceptibles de vivre.

Son assistante était présente et nous a présenté son mari et ses filles. Placée derrière lui, elle m’a fait une petite mimique en levant les bras au ciel et nous nous sommes souri.

Au retour, nous avons fait escale à New York, nous voulions aller courir dans Central Park et repousser l’instant où il faudrait se remettre à l’ouvrage, nous envisageons l’ouverture d’une nouvelle adresse à Belleville… !

L’important pour vivre, c’est d’avoir des amis et des projets ! et pourquoi pas aller rendre visite à ceux d’Argentine ou des Pouilles…