Deux semaines dans le silence j’ai choisi de me réfugier en Ardèche. Un temps de respiration était devenu indispensable après la tension et les chocs. 

C’est un peu comme lorsqu’on pratique la plongée sous-marine et que l’on a raté un palier de décompression, il faut accepter une pause en caisson pour retrouver son équilibre.

La nuit fatidique, j’ai répondu à une pulsion incontrôlable, il ne pouvait être question de regarder mourir cette femme sans avoir tout tenté pour la sauver.

Je dois reconnaître qu’à un moment donné j’ai desserré mon étreinte pour la laisser partir et peut-être retrouver la paix.

Cette analyse est un peu rapide, faite sous le coup de la culpabilité, peut-être à cet instant, ai-je seulement voulu sauver ma vie, par un réflexe instinctif. Le pressentiment que si je ne la lâchais pas nous allions nous noyer tous les deux.

Je n’avais plus la force : ni physiquement ni psychiquement pour poursuivre le combat. Je m’étais immiscé dans une affaire dont je ne connaissais pas toutes les subtilités. Une histoire noire dans laquelle après quelque temps il devenait très difficile de départager le vrai du faux, le blanc du noir. Et dans laquelle on finissait par ne plus savoir qui était coupable.

Entendons-nous bien, j’exclus évidemment de ce combat interne les militaires au pouvoir au moment des faits. Qui brouillaient les cartes de façon délibérée, afin que ceux qui n’étaient pas au courant de leurs actes ne puissent plus distinguer le bien du mal devenant alors eux même l’incarnation du mal. Quand se produit un effondrement des valeurs rien dans la vie ne semble plus avoir de sens.

Au moment où j’ai lâché sa main, mon acte était déconnecté de toute évaluation, j’étais dans l’idée que je pratiquais le bien alors qu’elle-même ne savait plus où elle en était vis-à-vis de son fils.

Dans quel état je serais aujourd’hui si elle était morte alors que j’avais eu au bout des doigts la possibilité de la sauver ?

L’important dans tout cela demeurait la vie, pas facile avec des creux, des bosses, des joies, des peines. Des journées où la vie semble vous éclater entre les doigts et d’autres où l’on va se coucher le sentiment du devoir accompli.

Des journées où l’on pleure les larmes de son corps et celles où le bonheur vous inonde comme un bain de jouvence. Qu’est-ce qui produit le basculement d’un côté ou de l’autre, qu’est-ce qui induit que l’on devienne ange ou démon ? Un conseil ne commencez pas à vous poser des questions pareilles juste avant d’aller dormir.

Chaque soir je descends au fond des gorges, par un sentier de chèvres sur lequel il ne faut pas se rater.

Arrivé sur la berge je dispose mon campement, une couverture, mon réchaud pour le café du matin et ma bouteille de vin pour m’endormir. C’est mieux que les cachets mais à terme aussi mauvais pour l’organisme.

Certains soirs, je suis seul, en boule comme un ours roulé dans ma couverture les yeux collés au ciel, a guetté les étoiles filantes. Si tous les vœux que j’ai énoncés au cours de ces nuits se réalisent le monde risque bien d’en être bouleversé.

Au moment où je ferme les yeux abandonnant les étoiles, je me concentre sur les bruits de la rivière comme le dormeur agité qui craint de ne pas trouver le sommeil. C’est comme une berceuse dont les sonorités doucement apaisent les sens. 

Je termine rarement ma bouteille car en m’endormant je l’abandonne à son sort et c’est le sable et les gravillons de la rive qui l’absorbent comme une offrande à un Dieu exigeant.

Je dispose toujours de toute une batterie de cauchemars mais ils ne sont pas aussi violents que ceux que j’ai vécus en rêvant aux noyés argentins. Ils me réveillent parfois c’est certain, mais ensuite je peux reprendre le fil de mon sommeil.

Certains soirs lorsque j’arrive, la plage n’est pas vide, des couples, des solitaires ou des groupes sont déjà installés. La première fois j’ai bien failli reprendre le sentier en sens inverse, choqué que l’on ait pu ainsi envahir ce qui était mon domaine. Mais je ne possédais pas la condition physique nécessaire pour entreprendre une telle ascension dans la foulée.

Je me suis habitué à ces nuits de convivialité, ainsi j’ai fait l’expérience de nuits calmes et des soirées agitées.

J’ai rencontré des groupes ou des solitaires sympathiques, nous avons partagé des soirées arrosées où bien enfumées par les herbes magiques. Ces nuits ou en regardant les étoiles chacun laissait filer les angoisses qui lui écrasaient le cœur. J’ai recueilli aux petites heures de l’aube sous mon duvet de pauvres demoiselles congelées qui ne savaient pas que la nuit quand le ciel est étoilé au-dessus des gorges on peut y avoir très froid.

Mes cafés du matin furent toujours appréciés…ne me manquaient que les croissants qu’en bon Parisien j’apprécie de dévorer à pleines dents alors qu’ils sont encore chauds. 

La première semaine, j’ai téléphoné à Paris tous les jours, sous les prétextes les plus divers, tout m’était bon : une consigne oubliée, entendre la voix de ma bibliothécaire. Elle était plutôt silencieuse ou ses réponses étaient sibyllines. J’étais en manque de la capitale comme le fumeur qui a cessé de fumer et plonge le nez dans sa poche pour retrouver l’odeur de sa drogue lorsqu’il n’a plus de cigarette.

Chaque jour j’ai appelé l’hôpital pour tenter d’obtenir des nouvelles de Roxanne. Des consignes avaient dû être données aux soignants car la réponse était toujours la même – état stationnaire.

Ce n’est pas le tout de lui avoir permis qu’elle ne se noie pas, si au bout du compte elle refusait de retrouver une vie sociale et restait inerte et sans communication.

Elle devait m’en vouloir à mort de l’avoir enfermée dans ce qu’elle devait ressentir pour une véritable impasse. 

Évidemment la place qu’occupait Roxanne était prépondérante, mais les autres aussi semblaient lointaines, nous avions tissé un tel réseau entre nous que cela nous donnait la sensation d’avoir chaud, et ici seul je ressentais toujours une sensation de froid. 

La seconde j’ai commencé à ralentir la fréquence de mes appels, n’ayant plus de consignes à donner, la situation n’évoluait pas si vite qu’il fut nécessaire que j’en sois tenu informé à la minute.

Je marchais pendant des heures entières, nourri de pain et de fromage un bidon de vin local dans mon sac à dos. Ce même vin local qui le soir venu m’accompagnait dans les gorges et me permettait de trouver le sommeil. Bronzé, amaigri, dormant des heures durant au creux de la garrigue tel un chat sauvage, je me sentais un nouvel homme.

J’avais rêvé à cet état d’équilibre comme à un aboutissement un Graal, inaccessible ; et désormais que j’en avais trouvé le chemin je commençais à me demander ce que j’allais faire après. 

Tout doucement une idée a commencé à émerger : il n’était pas nécessaire d’imaginer d’autre mode de vie puisque celui qui s’était construit autour du restaurant me convenait bien.

Je décidai qu’avant de rentrer pour aller expliquer ma décision au groupe j’allais prolonger mon séjour quelque temps dans ce cadre idyllique.

Les évènements ne m’ont alors pas laissé le choix : assis devant la maison pour un petit déjeuner estival le téléphone a sonné.

  • Désolé de venir te tirer de ta méditation m’a dit An Binh avec son rire perlé, mais ici la vie continue et l’on te demande.
  • Qui, une femme la police, un juge ?
  • Je vois que tu connais bien tes dossiers, tu me diras que cela t’économise des honoraires d’avocat. Roxanne est sortie du silence. Elle ne veut que toi comme interlocuteur, pas question qu’elle s’entretienne avec qui que ce soit d’autre !

Un temps de silence, elle attend patiemment ma réponse et je réfléchis à grande vitesse.

  • Alors que décides-tu ?
  • J’arrive demain matin !

Que s’est-il produit pour que tout à coup elle veuille me revoir et de plus en urgence, je ne pense pas que soit pour m’insulter comme elle sait si bien le faire.

Peut-être a-t-elle réfléchi qu’il fallait trouver une solution pour la prise en charge de son fils et qu’elle a envie que nous continuions à nous en charger. Ou tout bêtement a-t-elle envie de s’excuser de nous avoir traité comme elle l’a fait tout au long de cette empoignade car c’en fut une. Comme le ru qui se faufile dans l’herbe à ses débuts je me creuse le cerveau pour tenter de préparer notre rencontre. Pour l’instant je ramasse mes affaires et remets la maison en ordre.

C’est un crève-cœur que de devoir partir en abandonnant ce paradis terrestre, il fait une douce chaleur sous la vigne qui ombre la terrasse et dans les fonds on entend les froissements du torrent, mais en aucun cas les grondements du monde.