Et si le monde pouvait être bleu ! ce matin, en venant au travail cette idée lui avait traversé l’esprit. D’autres auraient peut-être choisi et si le monde était rose ! va savoir !

Dans son esprit, le bleu c’est le ciel, la mer sous le soleil, l’espérance de l’aventure dans les îles des tropiques. Elle n’oublie pas sa mobylette, cadeau de son grand-père.

Elle avait décidé qu’elle n’aimait pas l’école, pourquoi, c’est ainsi. À seize ans, elle avait plié ses gaules, ramassé son barda et fissa.

Chez elle, il n’y avait guère eu de réaction, si ce n’est :

  • Tiens t’es là toi ce matin ?

En réalité elle n’aimait pas qu’on lui donne des ordres, que l’on se mêle de sa vie, être commandée disait-elle.

Des semaines de liberté !... liberté, enfin parlons-en, pas d’argent pour l’essence dans la mobylette, ni pour aller au cinéma. Les anciennes copines et copains du lycée, ceux qui acceptaient l’esclavage l’ayant délaissée, il s’en suivit de longues journées de solitude.

C’est tout juste si on ne lui avait pas coupé les vivres, car à midi, sa mère et son beau-père déjeunaient sur leur lieu de leur travail et ne mettaient rien dans le réfrigérateur.

La dépression aux grandes dents avait commencé à refermer ses mâchoires sur son esprit. Elle ne se couchait plus avant deux ou trois heures du matin. Ce fut une période pathétique où le sommeil finissait par la cueillir au bout du canapé, là où elle s’endormait pelotonnée comme un ourson.

Elle maigrissait, avait perdu ses rondeurs enfantines, ses yeux s’étaient creusés et lui donnaient des allures fiévreuses d’ascète. Pour parfaire le portrait, elle s’était rasé la tête.

Une idée, un rêve, continuait pourtant de la faire vibrer et de hanter ses nuits, quoi qu’il se passe, quoi qu’il arrive, elle était convaincue qu’elle réussirait.

Sa mère n’ayant pas la même analyse ne cessait de lui répéter :

  • Si tu crois ma petite que tu peux te prendre pour La di di

Elle ne parlait pas l’anglais

  • Tu te mets le doigt dans l’œil ! ce n’est pas en restant assise sur le bout de mon canapé que le prince charmant va venir te chercher.

Elle insistait lourdement sur « mon canapé ».

Un matin, alors qu’elle somnolait comme à son habitude, son grand-père avait débarqué avec une baguette de pain frais et un pot de confiture, une sorte de chaperon rouge au masculin.

  • Tu peux m’expliquer ce que c’est que ce bazar, tu as vu l’heure, tu n’es ni lavée, ni habillée. Je vais devoir en toucher quelques mots à ta mère
  • Elle s’en fout ma mère et son mec encore plus !
  • Tst tst qu’estce que c’est que cette façon de parler à son grand-père. Quand j’avais ton âge, nous ne rêvions que d’aller en classe, et tout ce que l’on nous offrait c’était d’aller travailler dans les champs. Toi, ce n’est ni l’un ni l’autre, sais-tu seulement où tu veux en venir ?

Depuis un moment elle enrageait, toujours des radotages et de la morale, mais ayant la gorge nouée, plus un mot ne put sortir de ses lèvres. Elle disparut une demi-heure, pour réapparaître : coiffée douchée et habillée avec soin.

Un bol de café l’attendait avec des tartines croustillantes pour lesquelles elle ne se fit pas prier.

  • J’ai mis un mot à ta mère, tu ramasses tes affaires et tu viens avec moi.

Elle marqua un temps d’hésitation mais ne se fit pas répéter deux fois la consigne.

Au bout d’une semaine pourtant, elle faillit rentrer à la maison, le vieil homme s’étant révélé dur et inflexible avec elle, un vrai garde chiourme.

Pas de télévision après vingt-deux heures, lever à sept heures et demie, douche, petit déjeuner et marche.

En plus, il avait un chien, un cabotin auquel son grand-père s’adressait, quand elle était épuisée d’avoir marché plusieurs kilomètres et qu’elle pensait déjà à ce qu’ils allaient devoir faire en retour.

  • Tu es fatigué mon pauvre vieux ? 

Et l’autre de frétiller de la queue et des oreilles frénétiquement ce qui semblait vouloir dire qu’il en voulait encore, par conséquent on continuait…

Un beau matin, elle s’autorisa à lui faire une remarque :

 

  •  Tu sais grandpère …
  • Tu en as mis du temps à te décider, je commençais à être épuisé.

Ils passèrent les deux heures qui suivirent sur un banc public, il n’y faisait pas chaud, pourtant, pas question d’interrompre ce long monologue, fait tout à la fois d’espoir et de tristesse.

Finalement le grand père prit la parole !

  • Tu as le choix, tu retournes en classe, ou bien tu travailles, à toi de voir. Mais il n’est pas question que tu continues à te comporter comme tu le fais en ce moment.

Par bravade, elle opta pour le travail, n’ayant jamais travaillé et ne sachant en réalité rien faire, elle n’imaginait pas les contraintes que cela représentait.

  • Très bien, je me charge de te trouver quelque chose, mais tu vas devoir continuer la remise en forme car n’ayant aucune compétence la mise au travail sera rude.

Pendant trois années elle fut en apprentissage dans une entreprise de travaux publics. Ce n’était pas ce dont elle avait rêvé, mais son grand-père ne lâcha rien.

Dix fois elle crut mourir. Certains soirs, elle avait l’impression que tous ses os et ses ligaments étaient rompus. Pourtant, le lendemain à sept heures, il ouvrait les volets et la sortait du lit. Jamais elle n’osa répliquer et ne pas se tenir à leur contra         t. 

Après une longue période d’adaptation au cours de laquelle elle avait plus souvent tenu un balai qu’autre chose, on lui confia une brouette à moteur.

De fil en aiguille, elle passa progressivement sur toutes sortes de machines et d’engins de chantier et finit par obtenir un CAP de conducteur d’engins.

Elle ne voyait plus sa mère, ce qui ne lui manquait pas. De plus elle craignait son beau-père et ne tenait pas à le rencontrer. Son monde était réduit, pourtant il avait le mérite d’exister, son grand-père était là et comme ils s’entendaient très bien, c’était presque parfait.

Son apprentissage terminé, son employeur lui fit savoir qu’il ne pouvait pas la garder n’ayant pas de poste pour elle, il fallut donc se mettre en quête d’un véritable emploi.

Là encore, ce fut son grand-père qui, par le biais du bouche-à-oreille avec ses copains du café où il jouait à la belote, lui décrocha un emploi.

Son travail consisterait à transporter et déverser de la sciure de bois dans une usine où on la tamisait et la conditionnait en vue de diverses utilisations.

La tête des gus quand ils l’avaient vue escalader le chargeur et effectuer les premières manœuvres. Leur virilité en avait pris un coup et ils en bavaient de jalousie.

Ils vinrent les uns après les autres roder autour du petit local qui lui avait été affecté comme vestiaire. Elle s’y attendait, connaissant le manège, trois années d’apprentissage lui avaient donné une image assez précise de ce que pouvaient être les comportements masculins.

Qu’est-ce qu’ils croyaient ces zozos, qu’elle allait s’intéresser à eux, et puis quoi encore.

Elle s’était construit une représentation de l’échelle des valeurs qui n’avait de consistance que dans son imaginaire, mais qui devaient pourtant, selon sa conception lui offrir un avenir.

Un peu comme dans les romans photos, la fille bosseuse qui éblouit le patron… qui craque. Elle lui tombe dans les bras, cède à ses avances et part se faire bronzer sur la Costa brava ? ou quelques autres variantes.

Le patron était beau gosse, quoiqu’un peu âgé ; mais certainement plus fortuné, l’avenir s’annonçait prometteur.

Craqué ? enfin c’est un fait que le vendredi après-midi lorsqu’ils étaient seuls dans la boite il passait son temps accoudé à la barrière protégeant la trémie.

Pas un geste, pas un sourire, un je ne sais quoi qui aurait pu laisser entendre qu’il en pinçait pour elle. Il était là, c’est tout ! sa présence permanente la mettait sur les nerfs alors qu’elle effectuait des opérations délicates sur un espace restreint.

Elle était contente en fin de journée quand elle s’échappait enfin sur sa mob.

Or un vendredi, sans que rien n’ait pu le laisser présager, au moment où elle était encore en soutien-gorge et petite culotte, il entra sans frapper dans son vestiaire.

Elle n’avait jamais abordé cette question avec sa mère, ce n’est pas avec son grand père qu’elle aurait pu désormais le faire. De toute façon c’était trop tard. Comment se comporter lorsqu’un homme vient vous déclarer sa flamme ? Car ce ne pouvait qu’être cela !

Il était là planté devant elle comme un mort de faim. Sans un mot, il se dirigea vers elle, elle se repassa les grandes scènes d’amour dans les films dont elle se souvenait.

Elle n’en fut que plus surprise quand il se jeta sur elle. 

 

Elle n’était pas grande mais tout de même.

Après l’avoir plaqué au mur il lui serra la gorge d’une main et de l’autre lui arracha ce qui cachait encore sa pudeur. On voyait bien qu’il ne connaissait rien au prix de la lingerie. Il était costaud le bougre il la souleva du sol de la main qui lui serrait le cou, fit sa petite affaire et la laissa retomber comme un paquet de linge sale.

Cela ne ressemblait pas du tout aux scénarios du journal « Nous Deux » que lisait sa mère ; mais c’était un début, pas de quoi vous rendre accro au sexe mais c’était un début quand même. Elle pensa que s’il l’avait demandé gentiment elle aurait certainement dit : oui !

Il renouvela son manège chaque vendredi après-midi sans que jamais il n’y eût la moindre évolution amoureuse. Pas de parole, pas de geste tendre, pas de caresse, au contraire, il devenait de plus en plus brutal.

Deux évènements l’alertèrent : elle surprit une conversation entre deux de ses collègues racontant que le contremaitre s’était fait savonner par le patron.

Le salopard, il n’était pas le patron…

Puis un reportage sur l’abattage des poulets dans un abattoir où l’on suspendait les bestioles par le cou sur une chaine pour qu’elles aillent se faire électrocuter !!!

Elle se remémora la position qui était la sienne pendant qu’il la prenait alors quand elle battait des bras comme elle le pouvait tentant de reprendre son souffle, pendant que lui prenait son plaisir, enfin peut-être !

Les rêves d’ascension sociale s’envolaient en volutes de fumée. Cette idée lui traversa l’esprit, car dans leur métier le feu était la plus grande source d’inquiétude.

Elle comprit que ce type abusait d’elle, pour ne pas dire la violait ; elle n’osa pas en parler à son grand-père ni à la police, car la honte de s’être laissé avoir depuis deux mois la submergeait.

Simplement, elle quitta désormais l’entreprise en tenue de travail.

L’autre frustré augmenta sa pression en revenant chaque vendredi s’appuyer à la barrière de sécurité.

Ce jour-là, il s’approcha d’elle l’œil mauvais, tout en lui faisant des gestes obscènes et en l’insultant.

Comme à son habitude il s’appuya contre la rambarde. 

Apparemment il fut fort surpris quand celle-ci s’ouvrit, il bascula et disparut sous la sciure au fond de la trémie, dans un réflexe de peur, elle se crispa sur les commandes, et appuya sur le bouton libérant le godet.

En rentrant son grand père lui demanda comment s’était passée sa semaine, elle réfléchit un instant.

  • RAS, Ah si ! le chef a disparu…