Ce matin, je me suis levée plus tôt qu’à l’accoutumée afin de préparer la table du petit déjeuner avec un soin tout particulier. Je tenais à débuter cette journée aux côtés de Billy qui fêtait aujourd’hui ses quinze ans. Je l’attendais, un peu tendue, tant il est vrai que je ne sais jamais quelle sera son humeur, son attitude à mon égard qui peut osciller de l’indifférence, à une certaine gentillesse mais le plus souvent à l’agressivité. 

Les causes de ses brusques changements d’humeur me semblent aussi inexplicables qu’un violent orage éclatant au milieu d’une belle journée ensoleillée. Il est ainsi depuis sa plus tendre enfance mais je ne puis m’y résigner. L’épithète de « caractériel » que les équipes pédagogiques successives lui ont décerné ne m’aide pas, pour autant, à faire taire en moi la petite voix de la culpabilité qui me susurre sans cesse : 

« Tout ceci est de ta faute, Sab, tu as voulu divorcer, tu as refusé d’offrir une seconde chance à ton couple. Un mari qui trompe sa femme est, de nos jours, de la plus grande banalité. Est-ce une raison suffisante pour priver un enfant de la présence de son père ? »

Cette petite voix n’est, en fait, que l’écho de celles relativement nombreuses de mon entourage familial ou amical. Lequel est tout imprégné de cette morale petite bourgeoise, deux-sévrienne, bien-pensante et toute empesée des prêches dominicaux.

Seuls, Sylvie, Gérald et Josée qui connaissent le côté manipulateur, et même pervers, de mon ex, continuent à soutenir qu’aucune autre opportunité ne m’était offerte. 

 

Douze années sont passées depuis que Billy et moi avons quitté Anne et Alex à l’aéroport d’Héraklion. Grâce à eux, je repartais alors forte d’une énergie nouvelle, persuadée que j’allais réussir à prendre un nouvel envol aux côtés de mon fils.

J’avais probablement négligé une évidence : voler nécessite d’avoir des ailes et, mes ailes à moi, furent rognées. Rognées, jour après jour, par la procédure obsédante du divorce et plus encore par la rumeur qu’il me semblait percevoir en permanence autour de moi : à la sortie de l’école, chez les commerçants et même jusque sur mon lieu de travail. Il me semblait revivre le même cauchemar qui avait été le mien au moment de l’affaire de la nationale 147, plus de trois ans auparavant.

Aux yeux de tous, Phil jouait le rôle du père exemplaire qui s’était toujours dévoué à conduire et reprendre son fils à la maternelle, du mari amoureux et désespéré par la demande de divorce de sa femme. Et moi ? Celui d’une mère démissionnaire, vite exaspérée par les caprices de son rejeton, d’une femme sans cœur et carriériste.

Ainsi les jeux étaient faits : le juge se prononça pour une garde alternée et les plaidoiries enflammées de Josée ne firent que se gausser les habitués du prétoire. 

Ce mode de garde m’obligeait à continuer à vivre non loin de Phil afin que Billy puisse continuer normalement sa scolarité. Durant les deux premières années de notre séparation c’est-à-dire durant toute la procédure du divorce, mon mari se comporta en père exemplaire consacrant exclusivement son temps libre à son fils durant les périodes où il en avait la garde.

 Il n’entretenait apparemment aucune relation féminine et avait rompu le contact avec la plupart de nos amis. Par contre, n’ayant pas souhaité garder notre pavillon, il s’adonnait lui-même à la restauration d’une petite maison de centre-ville. Il acheta toute la panoplie « du parfait petit menuisier » faisant mine d’associer notre fils à la réalisation de ses travaux.

Sa stratégie fonctionna à merveille : valorisé, Billy ne jurait plus que par son père et rechignait de plus en plus à me suivre lorsque j’allais le rechercher ce qu’il verbalisa très vite ainsi : « Moi, je veux rester toujours avec papa ! » La semaine que nous passions ensemble se transforma peu à peu pour moi en cauchemar. Opposé à toutes mes propositions, il le manifestait par de violentes colères, n’hésitant pas à se donner en spectacle dans les lieux publics.

Désemparée, je ne savais auprès de qui trouver, sinon de l’aide, tout au moins du réconfort. Mes parents ne savaient que me dévaloriser davantage à mes propres yeux : « Ma pauvre fille, quand on n’est pas capable de s’imposer à un enfant, on ne se sépare pas de son père ! Tu récoltes le résultat de ton éducation laxiste depuis sa naissance ! »

Au plus fort de mes moments de découragement pour ne pas dire de désespoir, je téléphonais à Anne et à Alex. Anne me conseillait la patience, le refus d’entrer dans l’escalade, en somme de comprendre le désarroi de Billy et ses manifestations violentes, en adulte responsable que je me devais d’être. Alex, lui, tonnait son éternelle antienne :

« Lâche pas la patate, Sab, tu entends, lâche pas la patate ! »

Mais la patate au fil des jours me paraissait peser une tonne et mes forces s’épuisaient.

 

Un retournement eut lieu au début de l’année de cours préparatoire.

Le divorce prononcé entérinant la décision de la garde alternée, Phil pensa qu’il pouvait désormais afficher au grand jour la liaison qu’il entretenait secrètement depuis notre séparation avec la prétendue agressée du parking. Il fit même plus, il l’épousa sans plus attendre étant donné l’état d’avancement de la grossesse de la demoiselle.

Et, c’est ainsi, qu’en guise de cadeau de Noël, Billy reçut deux petits frères, deux vrais jumeaux. Brusquement très accaparé, Phil délaissa davantage notre fils qui manifesta très vite une forte jalousie à l’égard des bébés. 

Je vécus alors la situation inverse, il me fallut obliger Billy à partir chez son père. Dès le dimanche matin, il me jouait, avec talent, une comédie épuisante passant de la séduction au chantage, à la violence, sans oublier de jouer le rôle du malade tout proche de l’agonie.

Son attitude exaspéra rapidement la nouvelle épouse qui n’appréciait évidemment pas de s’entendre dire que ses « mioches étaient moches et puaient la m… » et, par ricochet, Phil qui n’acceptait pas de vivre une situation conflictuelle dans son nouveau couple. 

D’autant plus que sa revendication de garde alternée avait davantage été motivée par le plaisir de me faire souffrir que par celui de garder un contact étroit avec son fils auquel il n’avait jamais vraiment témoigné d’attention.

Son enseignante était également au bord du burn out : Billy déstabilisait sa classe par une opposition ouverte et constante, une violence verbale et physique qui terrorisaient ses camarades et entrainaient les plaintes de nombreux parents.

Sur les conseils du médecin et de la psychologue, nous finîmes par acquiescer à ses revendications, nous obtînmes une révision du mode de garde, Billy me fut majoritairement confié. Notre fils avait réussi à imposer sa loi auprès de tous.

Notre vie ne se déroula pas pour autant sans heurts. Plus il approchait de l’adolescence, plus il revendiquait son indépendance et tout devenait entre nous conflictuel. Il était fréquent que je dusse « lâcher la patate » tant sa violence m’inquiétait.

 

Ce matin lorsque je m’avançai vers lui pour l’embrasser et lui souhaiter son anniversaire, je pressentis, à son regard fuyant, au rictus de ses lèvres, que la moindre de mes paroles pouvait entraîner un déluge de conséquences imprévisibles. Nous prîmes donc notre petit déjeuner dans un silence tendu. Lorsqu’il s’apprêta à partir pour le lycée, je voulus lui rappeler que mes parents seraient présents ce soir au dîner afin de partager son gâteau. Il me regarda fixement, sans daigner me répondre, haussa les épaules et sortit. 

Je partis au bureau, l’estomac plus noué qu’à l’accoutumée mais, ce jour-là encore, le travail fut pour moi le plus miraculeux des remèdes. Absorbée par les problématiques de mes dossiers, j’oubliai ce pressentiment d’une menace imminente qui m’avait étreint.

Je sortis plus tôt qu’à mon habitude afin de me consacrer aux préparatifs d’un dîner plus soigné que d’habitude : duo d’asperges et de crabe, matelote d’anguille dont raffole Billy et Forêt noire.

Rendez-vous avait été donné dès dix-neuf heures afin que mes parents, fatigués, ne veillent pas tard.

Vingt-heures, vingt-et-une heure, pas de Billy et son portable sonnant désespérément dans le vide ! Consternés, nous commençâmes à manger. Sentant l’intensité de mon angoisse, mes parents ne se permirent aucune observation. Nous chipotâmes le peu que nous avions mis dans nos assiettes, le plat de matelote refroidissait peu à peu au centre de la table et, la Forêt noire, coiffée de ses quinze bougies, restait inentamée. Puis, vers vingt-trois heures, mes parents s’éclipsèrent me laissant seule. Je continuai mon attente, blottie dans le canapé, tout comme douze ans plus tôt lorsque j’attendais le père.

C’est un fracas épouvantable qui me tira du sommeil dans lequel j’avais sombré. Billy se tenait devant moi, les yeux rouges, les pupilles dilatées. D’un geste, il avait balayé le plat de matelote qui s’était fracassé sur le carrelage, éclaboussant les murs blancs de sa sauce au vin rouge, et à présent, menaçait de lancer la Forêt noire à travers la pièce.

Face à ce déchaînement de violence, je sentis confusément qu’il ne fallait pas croiser le fer, je devinai enfin, ce que j’avais toujours refusé d’envisager : mon fils était sous l’empire de la drogue. Je me levai, m’abstins de tout commentaire, montai m’enfermer à clé dans ma chambre et étouffai mes sanglots dans mon oreiller.

Quelque temps plus tard, nouveau fracas, je présumai qu’il s’agissait du plat de gâteau qui explosait à son tour. Proche de l’état de sidération, j’étais dans l’incapacité de réagir. Bercée par mes propres pleurs, je m’endormis probablement et c’est vers trois heures, au cœur de la nuit, que j’entendis la porte d’entrée claquer à toute volée et les pas de mon fils s’éloigner sur les gravillons qu’il faisait gicler.

Je trouvai la force de me lever et de descendre pour tenter de remédier aux dégâts.

A l’aide de la crème au chocolat de la Forêt Noire, Billy avait inscrit sur le mur, en gros caractères : 

 

« Encore un anniversaire de merde ! J’me barre ! »

 

Comme une somnambule, je m’empare d’une éponge et d’un seau de détergent et, après avoir réuni et jeté tous les débris à la poubelle, j’entreprends de laver murs et carrelages. 

 

« Un silence parfait est venu avec la nuit.

Tout est en ordre enfin. »

Le silence règne, il est vrai, dans la maison à présent désertée, oui. Mais non dans mon corps au sein duquel mon cœur cogne à grands coups sans relâche.

L’ordre des choses est certes à présent rétabli, les pièces ont retrouvé leur apparence habituelle mais l’ordre de ma vie est de nouveau bouleversé.

Ce silence et cet ordre, en fait, m’angoissent au lieu de panser ma blessure.  

Je me sens seule au profond de la nuit.

Seule avec cette évidence : Billy se drogue.

L’ordre des lieux restauré ne fait qu’accentuer le désordre de mes pensées.

Qu’ai-je fait de ma vie ? Qu’ai-je fait ou plutôt que n’ai-je pas fait pour Billy ?

 Billy, mon fils, ma blessure.