Cette passerelle sur le présent, un présent enfin apaisé qui m’est proposé après trois heures de vol, est symbolisée par le spectacle de cet escalier mobile qui se présente, devant la porte de l’avion, sur le tarmac d’Heraklion. 

Je retiens à grand peine la main de mon olibrius qui joue de ses coudes pointus pour se faufiler entre les passagers et tenter de franchir en force le premier la porte de la carlingue. Sur les marches, il clame à pleins poumons : « Mais il est là le soleil, il estlà » contrepoint à son agaçante question tout au long du vol : « Il est où le soleil, Maman, il est où ? ». Pour sa défense, je dois reconnaître ma part de responsabilité : afin de le consoler de quitter son école quelques semaines avant la fin du trimestre, je n’ai cessé de lui promettre un soleil radieux sur une île paradisiaque alors qu’une brume épaisse nous accompagna jusqu’en Méditerranée.

Une légère inquiétude m’étreint à présent : Anne sera-t-elle bien exacte au rendez-vous ? Ou aussi : allons-nous nous reconnaître ? Mais plus encore : pourrons-nous facilement renouer le dialogue interrompu, hormis quelques brèves conversations téléphoniques, depuis plus de dix ans ? 

En un mot, ma décision irraisonnée et brutale de venir chercher du réconfort auprès d’une amie presque perdue de vue risque-t-elle d’aboutir pour moi sur une désillusion ?

Toute à mes préoccupations, mes doutes, j’ai laissé les bagages entreprendre leur troisième tour de manège avant d’être en mesure d’identifier notre valise, tandis que mon fils commence à trépigner dans le but d’échapper à l’étreinte de mes doigts crispés sur son poignet. Il choisit alors un mode de persuasion plus efficace : les hurlements à gorge déployée ! « Mais tu m’fais mal, méchante ! Tu m’fais mal, j’te dis ! ». Sous les regards désapprobateurs, voire scandalisés, des passagers, ma valise enfin récupérée d’une main, celle de mon petit démon en transe de l’autre, mon sac à dos meurtrissant mes épaules, je me hâte de fuir vers le hall des arrivées. 

A présent mes yeux, fatigués par ces dernières nuits d’insomnie, fouillent en vain la foule agglutinée, à la recherche d’une jeune femme à la longue chevelure auburn encadrant un minois aux joues roses et aux grands yeux bleus rieurs. C’est alors que j’effectue quelques pas incertains agrippée à la main de mon fils, à présent monté sur ressorts, que deux paumes chaudes se posent sur mes paupières et qu’une voix aux intonations connues murmure à mon oreille : « Et alors Sab’, on ne me reconnait plus ? »

L’anxiété qui commençait à m’étreindre s’évanouit aussitôt mais néanmoins c’est en pleurs que je m’effondre au creux de l’épaule d’Anne. Ma réaction a pour effet de calmer mon fils. Ahuri, figé devant moi, le regard inquiet, il se met à scander dans une naïve tentative de consolation : « Mais il est là, le soleil Maman, il est là ! » 

A cet instant, une sorte de grand géant barbu blond s’avance vers nous, mains tendues, nus pieds, bermuda effrangé, chemise de couleur indéfinissable grande ouverte, par laquelle s’échappe une toison rousse frisottante : bref le type Baba cool auquel je suis habituellement allergique. Mais à cet instant, est-ce l’effet de mon désarroi, je suis submergée par une immense envie de poser mon front contre cette large poitrine et de sentir deux grands bras rassurants se refermer sur moi. 

Tandis que je sens mon visage s’empourprer et  que  je m’entends bredouiller «  Sabine, euh, enfin, Sab …», mon fils me coupe la parole pour, à ma grande surprise, se présenter cérémonieusement, lui-même : « Moi, m’appelle Billy ! » Le temps de me ressaisir, il saute des bras d’Anne dans ceux d’Alex qui d’autorité s’empare de notre valise et juche mon fils ravi sur ses larges épaules.

Hébétée de fatigue, d’émotion, je les suis telle une somnambule à travers le parking, incapable de répondre autrement que par de courtes phrases aux questions en salve d’Anne. En fait, j’ai l’impression que tous les ressorts tendus qui m’ont, jusqu’à cet instant permis de réagir, viennent de se rompre brutalement. Compréhensive, mon amie m’entoure les épaules et nous continuons d’avancer en silence. Silence juste interrompu par les exclamations de joie de Billy lorsqu’Alex s’arrête enfin devant une Citroën Méhari jaune citron au toit noir. 

Tandis que je m’installe à l’arrière aux côtés de mon fils, Anne me tend une sorte de vaste châle en soie : « Nous n’avons pas remis la capote de la voiture ici, fin avril, ce n’est pas nécessaire mais, si tu as froid, n’hésite pas, enveloppe toi ! Nous allons longer la côte, le plus longtemps possible avant de mettre le cap vers les gorges de Therisso puis vers notre repaire. »

Le bruit tonitruant de la guimbarde lancée à son plus fort régime sur la nationale E 75, associé au sifflement du vent m’assourdissent et empêchent tout échange entre nous. En dépit de l’inconfort du véhicule, je ne peux résister à la somnolence qui m’envahit et qui s’est déjà emparée de Billy. Celui-ci, appuyé contre moi, dort profondément. 

Les cahots de la route qui mène à Therisso parviennent à avoir raison de mon sommeil et c’est enfin légèrement ragaillardie que je mets pied à terre à l’entrée du chemin qui conduit chez mes hôtes : « A partir d’ici, on termine à dos de mulet ! », clame Alex. Subitement réveillé et aussitôt intéressé, mon fils interroge : « L’est où le mulet ? »

Le géant blond éclate de rire : « Le mulet, c’est moi, écoute : HI HAN HI HAN ! Allez, en attendant que tes mollets de petit poulet deviennent des mollets de sportif, grimpe sur mes épaules et en avant ! »

S’emparant à nouveau de mon bagage, celui que je me prends à surnommer secrètement « le beau viking » ouvre le chemin qui longe la gorge pour déboucher sur un paysage un peu chaotique entrecoupé de prairies. Tout en haut du chemin, à travers les buissons, je devine une succession de toits en lauzes couvrant d’anciennes cabanes d’estives.

Débouchant sur une sorte de plateau, nous sommes accueillis par un joyeux concert de sonnailles puis bientôt entourés par une petite douzaine de grandes chèvres brunes aux cornes impressionnantes. Alex s’arrête pour déposer à terre un Billy légèrement apeuré lequel s’empresse de trouver refuge entre les deux longues jambes de son porteur. « Je vous présente nos belles fifilles ! » s’exclame-t-il fièrement avant de pousser une sorte de stridulation qui a pour effet d’éloigner les bêtes et de les diriger vers l’une des cabanes tandis que nous finissons d’accéder à ce qui me parait être le logis principal.

« Billy et moi vous ouvrons la voie » déclare Alex qui se plie presqu’en deux pour réussir à franchir le seuil sans risquer de se fracasser le crâne contre le linteau taillé, tout comme la marche de l’entrée, dans une sorte de granit. Anne et moi nous contentons de ployer la nuque. Mes pupilles mettent quelques instants à s’acclimater à la pénombre qui règne à l’intérieur tant les ouvertures sont rares, étroites et les murs exclusivement en pierres sèches absorbant le peu de lumière qui réussit à pénétrer. Mes pieds chaussés, de façon très inadaptée de nu-pieds à talons, peinent eux à s’adapter à l’irrégularité du sol recouvert de sorte de petits cailloux en pierre ressemblant à notre pisé.

« Voici notre vivoir, en dépit de sa rusticité, nous souhaitons que vous vous y sentiez bien, que vous vous y sentiez chez vous ! » clame Alex avec ce chaleureux accent canadien qui m’intrigue depuis le début de notre rencontre. Je me fais alors intérieurement la réflexion qu’en fait je ne sais plus rien précisément de la vie de mon amie Anne. Nos études parisiennes terminées, nous ne nous sommes jamais revues. 

Au cours de nos échanges sporadiques, nous évoquions davantage les thèmes qui avaient fait le ferment de notre amitié : nos lectures, notre vision de l’évolution des idées, de la société plus que les réussites ou les aléas de nos vies privées. Nous nous sentions néanmoins toujours profondément attachées l’une à l’autre c’est ainsi que face au tsunami venu ravager ma vie familiale, ma réaction spontanée fut de venir me réfugier auprès d’elle le temps de reprendre souffle.

Sur la table basse constituée d’un magnifique plateau d’olivier, Anne dispose une théière ventrue dans laquelle elle dépose quelques feuilles séchées, odorantes, sur lesquelles elle verse de l’eau bouillante : 

  • Ici, nous avons coutume, à l’heure de notre pause avant la traite, le soin aux chèvres, de prendre une infusion de dictame. Tiens Sab, inspire, emplis tes narines du parfum exquis de cette plante. Elle abonde sur les pentes des gorges, des ravins exposés au soleil. Nous en faisons d’amples cueillettes. Si tu restes quelque temps chez nous, tu pourras d’ailleurs participer à la récolte et en emporter pour t’assurer un hiver sans l’ombre d’un problème de santé.  

Devant mon expression quelque peu dubitative, elle poursuit : 

  • Fais confiance à Hippocrate, Aristote et même Virgile, toi si férue de culture classique ! Ce breuvage, réputé depuis l’Antiquité, est particulièrement bienfaisant pour la santé. Chaud ou froid il est toujours aussi délicieux. Cela va te revitaliser, te revigorer, Sab, et même qui sait, faire naître en toi, le désir d’aller faire la fête tous les soirs. On prétend ici que les larmes ne sont un aphrodisiaque qu’à vingt ans. Peutêtre le temps est-il venu pour nous d’en tester ailleurs ! Néanmoins, si tu préfères, j’ai du thé, du café…
  • J’ignorais que tu étais devenue experte en médecines douces, mais ton dictame me convient parfaitement. Cependant, en ce qui concerne mon envie de faire la fête, je crois qu’il faudra attendre un peu et peutêtre même longtemps…

Tandis que j’enserre ma tasse bouillante entre mes paumes afin de combattre cette impression de froid qui s’est emparée de moi depuis mon arrivée dans ces lieux étrangers, Anne dépose devant moi une assiette remplie de petits gâteaux fleurant bon le miel ce qui a pour effet immédiat d’attirer Billy qui, prestement, en prélève une pleine main.

Ma protestation entraîne instantanément une réaction hostile et c’est de justesse que je réussis à éviter un coup de pied rageur dans mes tibias sous l’œil quelque peu médusé de mes amis. Je ne peux maîtriser une subite envie de pleurer alors que je sens le rouge de la honte me mettre le feu aux joues. Tandis que mon amie me tapote amicalement le genou, Alex attrape mon fils par les épaules, le fixe droit dans les yeux : 

  • Si tu veux que je sois ton copain, ne recommence jamais cela, compris mon petit gars ? Alors, un : tu reposes ces gâteaux. Et deux, tu demandes pardon à ta maman !

Après quelques instants d’hésitation, Billy me lance un « pardon ! » boudeur, presque hargneux, puis part s’allonger sur une des peaux de chèvre étendue devant la cheminée. Son pouce enfoncé dans la bouche signe sa prise de conscience qu’ici il ne fera pas la loi et donc son grand désarroi.

Nous décidons tacitement de ne plus lui porter aucune attention. Epuisé par le voyage, roulé en boule tel un chaton, il ne tarde pas à s’endormir. J’en profite pour suivre Anne et prendre possession de mes pénates crétoises. Il s’agit d’une petite étable en pierres sèches, s’ouvrant à l’est par une porte basse aménagée en porte-fenêtre. Au sud, une fenestrelle, protégée par une fine moustiquaire, permet aux rayons du couchant d’éclairer les murs sombres.

 Au sol, la terre battue a fait place à un grossier dallage de pierres ocres dépourvu de joints dans lesquels mes talons menacent, une fois de plus, de laisser la vie. Je maudis mon manque de prévoyance lors de la préparation de mes bagages : vêtements et chaussures sont également inadaptés au contexte.

 L’ameublement est succinct, très rustique, composé, aux murs de racines aux formes diverses faisant office de patères, de coffres vermoulus, d’une petite table et de deux chaises aussi claudicantes que moi et de deux lits en fer forgé munis de paillasses. Les deux recouverts de coussins et couvertures aux vives couleurs et aux superbes motifs. 

Devant mes exclamations admiratives, Anne avoue modestement qu’elles sont l’œuvre de ses mains, le tissage de la laine étant devenu une véritable passion en même temps qu’une source de revenus non négligeables depuis qu’Alex délaisse davantage son chevalet pour se consacrer à un petit élevage de moutons pas encore très lucratif.

 Après la tonte, Alex récupère la laine, la traite et mon amie la teinte à l’aide de végétaux divers : champignons, écorces, lichens mais aussi de baies, de légumes…Pour ce faire, elle s’est installée dans un autre bâtiment délaissé mais plus vaste qu’ils ont organisé en un atelier commun.

  • C’est en fait le seul moment de temps partagé, m’expliquet-elle tant les journées sont accaparées par les travaux d’extérieur qu’Alex et moi nous partageons équitablement depuis que nous avons décidé de redonner, petit à petit, vie à ce hameau abandonné. Nous avons dû commencer par consolider et aménager les différentes bergeries livrées aux ronces depuis quelques décennies. Il nous faut récolter du fourrage pour nos deux modestes troupeaux.
  • Et puis, enchaînetelle, vivre au milieu de nos biquettes et moutons nous réjouit tous les jours mais ils exigent beaucoup de surveillance et de soins surtout que nous sommes tous deux novices en la matière. Cependant grâce à eux et à notre potager, nous réussissons à vivre en quasi-autarcie, finit-elle, un accent de fierté dans la voix.

Tout en l’écoutant, je ne puis m’empêcher de chercher à interpréter la moindre modulation de sa voix tant il me parait improbable que cette brillante étudiante, férue de littérature et de philosophie, promise à une carrière universitaire, se contente aujourd’hui d’une vie de petite paysanne, recluse sur un plateau rocailleux 

  •  De plus, poursuitelle, je propose nos fromages, notre miel, sur les petits marchés environnants. J’établis ainsi des liens avec la population locale et, petit à petit, nous sommes non seulement bien tolérés mais intégrés.
  • J’ai le souvenir que tu m’avais davantage évoqué votre désir de rénover un couvent abandonné.
  • Il est vrai que c’est notre coup de cœur pour cet humble ermitage abandonné qui fut déterminant dans notre choix de vivre dans cette île. Nous avons cependant très vite compris que pour parvenir à demeurer ici, il nous fallait être réalistes et trouver des moyens de subsister sans délaisser pour autant notre projet initial. Il nous tient toujours autant à cœur. Il est situé à quelques centaines de mètres d’ici. Nous rêvons d’y exposer un jour nos œuvres.

Tandis que Anne, songeuse, s’abîme dans la contemplation d’un chevreau tétant sa mère devant la porte, je ne peux m’empêcher de m’intéresser au contenu de l’étagère, un peu chancelante, elle aussi, située sous la fenestrelle.

 Elle supporte vaillamment toute une collection de livres, poches ou brochés pour la plupart. Anne m’explique, une expression de regret ou plutôt de mélancolique résignation dans le regard, qu’il lui fallut renoncer, vu la passion toute particulière des différents rongeurs pour le papier, aux belles éditions reliées qu’elle affectionnait tant jadis. 

Je me demande alors, in petto, tout ce à quoi elle dût aussi renoncer, outre le fait de ne pas exploiter ses diplômes lui permettant l’accès à l’enseignement des lettres, en s’établissant, loin de tous lieux culturels et dans un confort très relatif. 

Je peine à reconnaître, dans la jeune femme qui me fait face, trace de la jeune fille sinon coquette tout au moins très soucieuse de son apparence. Un changement aussi radical dans le comportement de mon amie m’interroge et me déstabilise à la fois. Peut-être, comme autrefois, lit-elle dans mon regard les questions que je brûle de lui poser et, désireuse de les éviter, s’empresse-t-elle de me dire :

  • Je vais te laisser t’installer tranquillement Sab. C’est l’heure de la traite et je vais devoir m’occuper de mes biquettes. Ainsi tu as tout le temps de te reposer ou de flâner aux alentours. A partir du mois d’avril, nous dînons rarement avant vingt heures et souvent plus tard encore, tu peux ainsi prendre tout ton temps. 

Je n’ose proposer à Anne, ainsi que je le souhaiterais, de la suivre à l’étable. Je ressens confusément qu’elle éprouverait une certaine gêne à se montrer à moi dans une tenue probablement négligée. Je décide donc de partir à la découverte de l’ermitage. Je le découvre bientôt, à peine dégagé des ronces, souriant dans le couchant de toute sa façade ocre-orangée.

Un gazouillis d’eau vive m’attire en contrebas. J’aperçois avec étonnement une petite source d’eau cristalline qui alimente une vasque en pierre d’un blanc éclatant. Il m’est impossible de résister à l’envie de quitter mes inconfortables chaussures pour y patauger longuement. J’ai une pensée pour cet ermite qui a creusé et poli la pierre et qui a su vivre ici dans le plus grand dénuement et une absolue solitude.

Tandis que je savoure cette paix infinie du jour finissant tout en éprouvant le sentiment angoissant de ma petitesse, de ma finitude, un nuage de poussière et les sonnailles d ‘un troupeau me tire de ma méditation. Un troupeau de brebis surgit et emprunte le chemin des bergeries sans musarder entre les buissons, pressé semble-t-il de retrouver son abri. De longues minutes plus tard, j’entends le choc d’un bâton contre les cailloux puis un sifflotement joyeux et je vois enfin émerger de la haie d’arbousiers la tignasse rousse d’Alex.

Stupidement je reste comme pétrifiée d’être surprise pieds nus, jupe troussée, debout au creux de la vasque tandis qu’Alex éclate de son grand rire sonore : 

  • C’est tiguidou, Sab de te découvrir ici, aucune naïade ne m’avait encore jamais fait l’honneur de hanter ce lieu ! S’exclamet-il en venant s’asseoir à côté de moi. 

Toujours aussi peu maîtresse de mes émotions, je bredouille, rougissante comme une adolescente :

  • Mais les brebis partent toutes seules !

Nouvel éclat de rire :

  • Il faut prendre ça mollo, elles connaissent le chemin et vont aller tout droit visiter leur râtelier ! 

Je me hâte de sortir de ma situation devenue inconfortable, de me rechausser, de lisser ma jupe, prête à repartir. Alex me regarde une lueur d’amusement dans les yeux : 

  • Assiedstoi on dirait que tu as les jambes molles comme de la guenille et l’air d’avoir les bleus, comme on dit au Québec ! Il nous faut jaser un moment.

Jaser un moment ? Et voici qu’Alex, très décontracté, les orteils en éventail, un brin d’herbe à suçoter entre les lèvres, entreprend de me parler de leur nouvelle vie qui le rend « fou comme un balai ». 

  • Anne et moi, avons décidé de construire notre vie de façon à en rester maîtres et non esclaves. Chaque jour, nous nous imprégnons de cette région pauvre mais encore authentique et sauvage. Nous éprouvons tous les deux le besoin de lire dans le ciel plutôt que sur les écrans. Besoin d’être caressé par le vent et brûlé par le soleil. La stridulation des insectes, le chant des oiseaux et du vent dans les herbes nous offrent de sublimes concerts. Enfin, ils suffisent à notre bonheur et nous boostent pour aller au batte. Et puis on attend aussi que le curé se mouche !

Mon expression, probablement ahurie déclenche son hilarité :  

  • J’ai l’impression que tu me prends un peu pour un nono et que tu trouves que je parle à travers mon chapeau. Je suis seulement un sauvageon du Québec avec son parler imagé qui me sert parfois à provoquer un peu.  

Moi, durant son discours, j’imagine le troupeau qui doit s’égayer en chemin et surtout je pense à Billy. A présent, certainement réveillé, il est capable des idées les plus saugrenues.

Nous reprenons donc le chemin des bergeries où je retrouve mon fils, nullement apeuré, caracolant au milieu des moutons un peu effrayés par le bâton que ce nouveau berger en herbe agite en de maladroits moulinets. 

Afin de me rendre utile tandis qu’Anne et Alex s’occupent de leurs bêtes, je décide de me lancer dans la préparation de la horiatitiki. Un nom qui me parait compliqué pour une simple salade, composée de tomates, poivrons verts, concombres, féta, oignons, olives, le tout arrosé d’une huile d’olive particulièrement parfumée et de citron.

Les soirées d’avril étant fort fraîches, le dîner a lieu autour de la cheminée au sein de laquelle un bon feu de divers bois aux senteurs inhabituelles flambe. Tandis que j’expose mon dos à sa chaleur Alex dispose sur une grille des côtelettes d’agneau largement parsemées d’herbes.

Après l’ouzo de l’apéritif et quelques gobelets de leur excellent vin rouge, je me sens réchauffée corps et âme et d’autant plus détendue que Billy, bercé par le son de nos voix, se rendort profondément sur sa peau de bique.

Depuis le début de « l’affaire de la RN 117 », j’avais en fait très peu communiqué avec Anne. Vivant la situation avec un profond sentiment de honte, je me bornais à un coup de fil rapide au moment des vœux et à la date de son anniversaire, appels au cours desquels, j’évoquai de façon très évasive quelques problèmes familiaux. 

De son côté, très curieusement, elle m’avait fort peu parlé d’Alex, se contentant de m’annoncer leur mariage « dans la plus stricte intimité » de la petite église d’Agios Nikolaos en Crète. 

 Ce soir, l’alcool jouant bien son rôle de désinhibiteur, je parvins à leur narrer par le menu toutes les péripéties de notre drame intime. Avec philosophie, Alex conclut «  En fait, Sab,  ce type est bas du plafond, il ne te mérite pas, cesse de croquer marmotte. Ici tu vas être aux petits oiseaux ! »

 

Ce sont les rayons insistants du soleil sur mes paupières qui me tirent de ma profonde léthargie. Et, à cet instant, sur ma couchette un peu rustique, je ne me sens nullement « aux petits oiseaux » ! Tout mon corps endolori, ma tête transformée en enclume sur laquelle il me semble que l’on frappe à coups redoublés, la bouche pâteuse, me permettent à peine de me remémorer la fin de la soirée d’hier qui s’est prolongée fort tard dans la nuit. 

Je nous revois enfin, assis devant la bergerie, fascinés par la beauté de la voûte céleste. Pour combattre le froid nocturne, Anne nous avait  munis de sorte de longs châles moelleux, tous de sa confection. Alex nous avait concocté un petit chaudron d’un irrésistible vin chaud parfumé d’épices. Ce « pur nectar des dieux » associé à la désinvolture chaleureuse d’Alex nous permit enfin, à Anne et moi-même, de sortir de notre réserve et de nous retrouver presque telles que j’en avais rêvé.

Je m’extirpe de ma couche à l’issue d’un immense effort et me dirige vers la petite table aussi branlante que moi. Anne y a disposé un message à mon intention sans même que je l’entende entrer.

« Ne t’inquiète pas pour Billy, il est parti faire pâturer les bêtes avec Alex après un solide petit déjeuner. Je dois partir vendre mes fromages au village. Prends, en m’attendant, tranquillement possession des lieux Ton café t’attend au chaud. » 

L’attitude courageuse de mes amis face au travail m’oblige à puiser en moi l’énergie nécessaire pour secouer ma torpeur et donc, prioritairement, à trouver le coin dédié à  la douche dans l’un des bâtiments en cours d’aménagement. Je dois avouer mes réticences à me décider à me dénuder dans ce lieu si peu accueillant : sol aux pavés inégaux entre lesquels poussent quelques herbes, murs en pierres sèches qui contribuent à cette impression de froid, espace encombré également de matériels et meubles en attente d’une hypothétique restauration. 

Il me faut impérativement chasser de mon esprit l’image de ma douillette salle de bain dans laquelle tout est confort et douceur pour trouver la vaillance de passer sous cette eau, à peine tempérée par un chauffe-eau à gaz butane d’une autre génération. Sa fraîcheur ainsi que celle de l’air ont le mérite de me revigorer instantanément ainsi que, dans la continuité, l’absorption d’un café bien corsé accompagné de tartines d’un excellent pain fabrication maison et de confiture d’orange. Je me sens enfin prête à dévaler les sentiers en quête de mon fils et de son ange gardien.

Après une demi-heure de marche, entre mûriers et rosiers sauvages, je les aperçois en contrebas. Je m’assois sous un noyer pour contempler ce tableau presque biblique : le berger, au front ceint d’un turban, entouré de ses brebis et agneaux. Un peu plus haut, mon fils caracolant, pieds nus, apparemment insensible aux pierrailles et épines, puis essoufflé et rieur, courant rejoindre Alex.

 Bien campé sur ses longues jambes, le géant blond lui ouvre grand ses bras avant de le hisser en l’air à plusieurs reprises pour le simple plaisir d’entendre son rire se répercuter sur les parois rocheuses.

Devant cette expression de mutuelle tendresse mon cœur se serre. Je mesure brutalement tout ce qui, depuis sa naissance, a fait défaut à notre fils. Phil et moi, enfermés à double tour dans notre drame, avons oublié que nous avions en charge un bébé puis un jeune enfant avide non seulement de soins mais tout autant d’amour. De nourriture, de jouets, de confort, il en a eu certes à profusion mais de réelle attention, de complicité, d’amour ?

Nous étions trop occupés à nous détruire mutuellement pour trouver l’énergie d’aider ce petit être que nous avions engendré à se construire. Cette subite prise de conscience est un coup de poignard pour moi car je passe brutalement, à mes propres yeux, du statut de mère modèle régulièrement outragée par son enfant rebelle à celui de mère démissionnaire, bref de mauvaise mère.

Au cours de la nuit précédente, mes amis, à mots feutrés, ont tenté de m’en faire prendre conscience mais je me suis refusé à l’entendre. Ce matin, au grand soleil, je me dois de reconnaître la justesse de leur appréciation.
Mon estime pour eux n’en est que plus grande car je devine que la présence de mon petit garçon ne peut que raviver en eux la douleur d’avoir perdu le leur. Drame d’autant plus irrémédiable que Anne sait, depuis peu, qu’elle ne pourra plus jamais enfanter.

Derrière les confidences, toutes en pudeur et retenues de mon amie, je n’ai certainement pas su percevoir ce qu’elle dissimulait en elle de souffrances. En quelques années, elle dut faire le deuil de cet enfant et renoncer à l’affection de ses parents en se mariant contre leur volonté. 

Ces derniers, sortes de « dinosaures », appartenant à la bourgeoisie provinciale de robe, voulaient imposer une cérémonie fastueuse à laquelle ce « sauvageon » québécois ne put se résoudre. Le mépris avec lequel ils le traitèrent poussa Anne à rompre définitivement avec eux et avec l’environnement familial et social.

 C’est ainsi que, d’un commun accord, ils choisirent de se retirer dans ce coin sauvage de Crète un peu comme on choisit de se retirer en un monastère : leur monastère étant la nature. Après leur mariage dans la petite église d’Agios Nikolaos où deux bergers acceptèrent de leur servir de témoins, ils s’installèrent dans cet ensemble de bergeries abandonnées qu’ils surnommèrent « nos Hauts ».

Très vite donc, un enfant s’annonça. Ils préparèrent alors hâtivement sa venue en restaurant le bâtiment à la toiture de lauzes la moins délabrée. L’accouchement particulièrement difficile fut mal géré par la sage- femme, montée à dos de mulet du village le plus proche, et cette naissance se solda par un double drame : la mort du bébé et l’impossibilité pour Anne de pouvoir à nouveau enfanter.

 

Tandis que songeuse, je ne puis détourner mon regard d’Alex que je surnomme, au fond de moi, « mon doux géant » ce dernier m’aperçoit et m’appelle avec force moulinets de bras. Je me sens immédiatement submergée par la joie mais en même temps par la culpabilité. Je sens, je sais que, depuis la première minute, je suis comme aimantée par cet homme. Tout m’attire en lui : son physique d’homme fort et doux à la fois, sa jovialité, sa spontanéité, son humour fin, sa droiture, sa bonté. 

Je sais aussi qu’il ne m’est pas destiné et que Anne, si perspicace, ne va pas tarder à s’apercevoir de mon attirance et à en souffrir. Je dois me hâter de m’éloigner, sous n’importe quel faux prétexte, et trancher dans le vif de cette passion naissante même si elle ne semble nullement devoir être partagée.

Je suis venue ici avec un projet d’écriture en tête : une nouvelle qui devait s’intituler : « Une blatte en extase »

 En extase, je le suis, certes. Mais en extase devant un homme qui ne m’est en aucun cas destiné. De plus, je ne suis pas une blatte. Je ne saurais me comporter comme ces ignobles insectes, que l’on écrase à coups de talon. 

Je vais donc me retirer avec Billy, prendre notre couple raté mère-enfant en main. Grâce à mes amis, j’ai fait une précieuse découverte : être mère est un cadeau inestimable dont il faut savoir se montrer digne. Et de cela, j’ai mis plus de trois ans à prendre conscience.

 Désormais, devant moi, j’ai une belle tâche à accomplir

 et je ne vais pas « lâcher la patate ! »

Tel sera le but de mon nouvel envol