Début d’automne, un bel automne mordoré par endroits, à d’autres encore verdoyant. Le train roule à petite vitesse le long de la rampe de Capvern, vers le plateau de Lannemezan ; la SNCF n’a pas encore amorcé sa grande modernisation du réseau, jamais terminée, il est vrai…Nous nous traînons parmi les champs de maïs et les vaches paisibles.

 

       Comme toutes les quinzaines, Agnès est dans ce train qui la conduit à Toulouse où elle fait ses études depuis trois ans. À la mi-journée le compartiment est presque vide ; ce train est peu fréquenté, un tortillard, dit-on. C’est vrai qu’il fait escale en des lieux minuscules où le quai se borne à un cabanon en bordure de voie.

 

         Elle a quitté ses parents sur un quai à peine plus grand, mais tout aussi désert et c’est toujours la même sensation : soulagement de s’éloigner de ces endroits tristes, culpabilité de se sauver en les laissant tous deux déjà bien vieillissants, seuls dans un village endormi où il n'est question que des atteintes de la vieillesse, des maladies et des défunts. La chronique nécrologique du journal local, commentée chaque matin, fait les délices de toutes ces vieilles personnes. Elle se dit à regret : « je n'aurai jamais connu mes parents jeunes ». Dans les campagnes de ces années-là, on devenait vieux très tôt et les vêtements noirs des deuils familiaux contribuaient à une pesante   tristesse. « La tranquillité, c’est de la léthargie ! » se disait-elle. Le monde d’avant ; dans la routine et les préjugés. Un vague malaise accompagne toujours son départ ; elle sait que sur le quai de Toulouse Matabiau, elle va abandonner son image de bonne fille de ses parents, fille unique de surcroît, pour une image plus joyeuse, plus libre. Elle respire ! Elle va à la rencontre de cette nouvelle identité de tout son instinct, vers l'autre versant d'elle-même qui se construit.

 

         Une furieuse envie de vivre, d’échapper à ce poids s’installe. D'un coup elle se sent bien ! Le soleil filtre par le rideau à demi baissé, personne sur le siège en face ni à côté. Dans le compartiment voisin quelques habitués devisent tranquillement ; on entend des bruits de journal froissé. Le mouvement du train est insidieux, balancement berceur entrecoupé de discrets cahots. Agnès peut étendre ses jambes et profiter du calme rassurant. Dans l'étroit couloir qui longe le compartiment, des silhouettes passent. Une fille, cheveux au vent par la fenêtre abaissée, regarde le paysage.

 

         Nous sommes dans les années 60, l’ordinateur et le smartphone ne sont pas objets du quotidien ; elle sort de sa sacoche (pas vraiment encore de sacs à dos non plus) son bloc de papier, son stylo et le livre qu’elle va annoter. Elle aime bien travailler au fil de ces voyages, l’esprit apaisé par le rythme du train.

 

         Repoussant ses pensées tristes, elle se met au travail : Stendhal, Le Rouge et le Noir, intitulé de l'expo : La rencontre. Le paysage lumineux et doré s’efface ; magie de la lecture; ça y est, elle y est, dans le salon de Mr de Rênal, où le petit Julien, un tout jeune homme, presque un enfant, serré dans sa redingote toute neuve se présente. Il vient, recommandé par l’abbé Chélan, pour le poste de précepteur des enfants du Maire de Verrières. « Cette rencontre va changer sa vie » songe Agnès qui connait la suite ! Son esprit dérive vers ses propres rencontres, vers Michel qu'elle doit retrouver ce soir dans leur café habituel à Toulouse. Elle vit en bande, la bande des Aveyronnais ; ils ont élu domicile dans un petit bar familial tout près du Jardin du Grand Rond ; la patronne les gâte, crêpes et beignets... et leur fait crédit.

 

         Méthodique, elle trace un portrait de Julien à partir d’éléments du récit : la biographie, voyons, la biographie... elle rêve au fil, du texte : « ce petit paysan presque encore un enfant extrêmement pâle et qui venait de pleurer ».  Ça y est, elle a trouvé dans le texte le bon passage, celui de la rencontre. Deux êtres que tout sépare et dont les destins vont se nouer. Julien, lui aussi va sortir d'un milieu où il ne se sent pas à sa place, sa vie à la scierie, les incompréhensions, les humiliations de ce milieu campagnard. Il n’est pas des leurs, ce garçon chétif qui lit le latin ; la vie des scieurs en Franche Comté est rude, il faut de la carrure et de la force. Pour cet entretien décisif, il s'est mis tout beau, tout propre « il était en chemise bien blanche et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette ». Et le voilà, sidéré, il n'ose s'avancer se manifester, un monde inconnu s'ouvre à lui...

          Agnès accompagne Mme de Rênal sur le pas de la porte d'entrée, saisie par l'atmosphère compassée et le silence. Toutes les deux, elles cherchent l'air. Par les hautes portes fenêtres on voit les arbres du jardin et les contours frais d'une petite pièce d'eau. Madame de Rênal s'avance.

Et brusquement « l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu » se dissipe à la vue du jeune homme. Lui est ébloui !.. Coup de foudre !... « Bientôt étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire ».

         L'inattendu bouleverse les codes, la surprise ouvre les digues des émotions et de l'imaginaire « le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée qui venait demander quelque grâce à Mr le Maire ». Monsieur de Rênal ! les différences de condition ! Pour qui connait la suite et Agnès la connait, tout est déjà là, l'onde de choc de la surprise se propagera dans le destin des deux héros.

 

         Toute à sa lecture, Agnès ne s'est pas aperçue que le train ralentissait et qu'on entrait en gare de Lannemezan. Branle-bas de valises traînées, on se hisse vers les porte-bagages pour récupérer vêtements et sacs de voyage. On tire la porte coulissante du compartiment. « C'est libre ! » interroge un couple d'âge moyen, vêtu de gris sans recherche. Agnès pense aussitôt : « des passe murailles ! » Gênée par cette irruption dont elle avait tout à fait oublié la possibilité, elle se sent dérangée. Il faut faire de la place ; les compartiments ont des banquettes bizarres, en face à face, étroites, avec trois places délimitées qui ne permettent pas une installation agréable ; elle vouerait bien au diable les importuns ; elle se tourne vers la fenêtre pour échapper à l'invasion, regroupe autour d'elle les documents qu'elle avait étalés.

 

         Les voyageurs sont lourdement chargés ; l'homme, manifestement, dirige les opérations ; il hisse dans le filet au-dessus des têtes deux imposantes valises, sa femme le regarde faire d'un air soucieux. Voyager, c'est une affaire ! à grand renfort de « Pardon, excusez-moi ». Ils finissent par tout caser ; mais Madame voudrait sa trousse de toilette enfermée dans une des valises et aussi son écharpe. Soupirs du mari, chuchotements énervés de la dame. Des casse-pieds en somme.

 

         Le train va repartir ; sifflet du chef de gare ; on accélère petit à petit. « C'est parti ! » souligne la dame ! « Évidemment » se dit Agnès. Les derniers retardataires passent dans le couloir, traînant leurs valises, jetant un œil pour chercher les places libres. Le train s'est rempli et animé.

 Soudain, la porte refermée par le couple est tirée d'une main énergique, Agnès voit s'inscrire le grand sourire d'un étudiant qu'elle connait un peu, une vague connaissance. Émue et soudain concernée elle désigne la place en face d'elle.

 

         Hé ! Oui : « C'est parti » : ces deux-là vont fêter vingt ans de vie commune dans quelques jours.