Le film se termine. Musique envoutante. Entêtante. Elle reste collée au dosseret, comme si la musique était sans fin, éternel retour. Les thèmes s’enchainent, se répètent, s’entrelacent avec cette vie volée, héroïne emprisonnée dans une atmosphère de folie à l’issue incertaine. Film de l’enfermement, Susanna est si bêtement tombée, par erreur dirait-on, dans un univers délirant d’illusions, ignorante de ce que ses jeunes compagnes d’infortune font et défont dans ce centre psychiatrique. D’accord, les images la tourmentent, fascinantes plus que violentes, mais c’est surtout la musique qui la scotche à son lit, et continue à l’envahir après le générique de ses leitmotivs magnétiques. Pourquoi avoir choisi ce film, téléchargé pour le revoir, violente nécessité d’infliger de nouvelles images et musiques à ses nerfs en fusion. Éteindre son Ipad, vite. Une vie volée. Ce titre français est-il plus juste que le titre québécois, nord-américain ? Jeune fille interrompue. Qu’est-ce qui est interrompu ? La vie ordinaire, coupée brutalement par un diagnostic médical étonnant… L’héroïne, suspendue dans la course de sa vie, parachutée dans une folie onirique… Et elle, Juliette, sa vie est-elle volée, ou est-elle une femme…interrompue, suspendue, hors de sa vie, hors d’elle-même ? La musique, Girl interrupted, résonne encore après la fin du générique. Éteindre, oui, l’image, le son, mais comment éteindre sa tête… Drôle de besoin de s’infliger ça… De se punir… Ou d’y chercher un signe, une explication… Elle éteint la petite lampe laissée allumée à la tête du lit, par habitude. Le noir. Elle entrouvre la fenêtre sur la nuit sans lune et sans étoiles. Les ténèbres l’apaisent, chuintement d’une chouette, feulements de chats errants au loin, l’ouïe se concentre sur d’autres sons, qui pourraient en inquiéter d’autres, mais pas elle. Pas là. Peu à peu le silence revient avec la nuit, peuplé de mille petits détails sonores qui en font un silence parfait. Sa conscience, emballée dans une course folle, retrouve son ordre, enfin.

 

Des pas feutrés dans le couloir. Une aide-soignante de nuit. Cacher son Ipad, réflexe puéril. Elle a pu le garder, là où elle est ? Ne se souvient de rien. Des refrains de chansons qui tournent dans sa tête, c’est tout. Ce qu’elle faisait aux urgences, d’après ses bribes de souvenirs, ce qu’elle fait ici et pas chez elle, mystère. Une série de mystères qui lui échappe. Elle a dormi pendant des heures, des jours peut-être, jusqu’à saturation. Puis, réveillée au milieu de la nuit, impossible de se rendormir, la main à tâtons sur la table de nuit, l’Ipad laissé là, par qui, pour quoi ? Un film vu par réflexe, faire quelque chose quand le sommeil n’est pas là, pas le meilleur choix, mais bon… Si quelqu’un vient, il ne faudra pas qu’elle oublie de demander ce qu’elle fait là, ses souvenirs sont si vagues, acquiescements passifs et endormis, transfert dans un autre lieu, un autre lit, sans explications dont elle se souvienne. On a bien dû lui dire quelque chose. Et au bureau, personne ne s’inquiète ? A-t-elle reçu un coup sur la tête ? État de choc, c’est la phrase qui lui revient, entendue certainement, mais quand, par qui ? Les pas entrouvrent sa porte, silence de la nuit, rien ne transparait, les pas s’éloignent, elle reste avec ses questions. Remettre de l’ordre. Et attendre.

 

Le couloir s’anime à nouveau. Un plateau à côté d’elle. Presque plein. Juste grappillé. Aucun souvenir d’avoir avalé quoi que ce soit. Sommeil sur sommeil. Sombré, encore et encore, ses yeux qui se ferment, rien ne les retient. Pas le souvenir d’avoir jamais autant dormi. Jusqu’à ce film, sortie des limbes.  Sa porte s’ouvre, doucement.

  • Bonjour Madame Dousse. Est-ce que je peux vous déranger un peu ? Le médecin m’a demandé de passer vous voir quand vous seriez réveillée. Je suis la psychologue. Je veux juste parler un peu avec vous.
  • Bon…jour… par…ler… mal…
  • Ne vous fatiguez pas. Il est probablement encore un peu tôt. Si vous le permettez, je vais juste m’assoir auprès de vous. Si des mots vous viennent. Sinon, je vous regarde dormir.
  • Dormir… non… plus… 
  • Vous ne dormiez plus ? Vous n’arrivez plus à dormir ? Le contrecoup. Ils ont dû vous assommer de somnifères, nécessaire un moment, pour récupérer, un vrai poison à terme. Vous voulez la télé, ça peut aider ?
  • Non…

Son Ipad sort de sous les draps. Éteint. Mais le signe d’une ouverture, d’un monde possible hors de cette chambre dont elle ignore tout.

  • Pour…quoi ? où…suis-je ? 
  • Ah, vous avez votre Ipad, une bonne chose, pour ne pas vous couper de l’extérieur… encore mieux que la télé…
  • L’ex…térieur… coupée… comme dans le film…
  • Le film ? Quel film ? Vous parlez de mieux en mieux. Vous avez l’air de sortir de votre bulle. Tant mieux, je préfère que vous récupériez un peu naturellement après les médicaments, plutôt que de vous faire entrer dans un cercle vicieux. Mais je parle, je parle… Au lieu de vous laisser parler, mon métier, pourtant ! Ah, la peur du vide… Un film, vous disiez, vous aimez le cinéma ? Vous y allez souvent ? Vous l’avez vu il y a longtemps ?
  • Non… là… juste… cette nuit… pas sommeil…
  • Ah, sur votre Ipad, je comprends mieux. Un film que vous aviez téléchargé… c’est bien pour passer le temps en cas d’insomnie… ça calme…
  • C’est pas ce que je dirais. Pas vraiment le style paix intérieure. Plutôt prends tes jambes à ton cou ou cache-toi la tête dans le sable !
  • Oups… désolée… mais c’est quoi, ce film ? Quelle idée de voir ça dans votre état ? Du repos, on vous a ordonné du repos…
  • Qui m’a ordonné ? Je ne sais même pas ce que je fais là, ni où je suis. Dans le doute, se bousculer un peu, ça fait du bien, aussi ! C’est vous, la psychologue, après tout, ça pourrait vous parler.
  • Vous reprenez du poil de la bête ! C’est impressionnant à quelle vitesse vous vous relevez. Vous n’arriviez pas à articuler, et là c’est moi qui perds mes moyens ! Bravo ! À ce rythme, vous n’allez même pas avoir besoin de thérapie.
  • Heummm…
  • Et si vous me parliez de ce film, alors. Vu l’effet qu’il vous a fait, j’ai besoin d’en savoir plus. 
  • Donnant donnant, vous me dites ce que je fais là, et je vous parle du film.

 

Le marché fonctionne. Les détails de son malaise lui reviennent. La présence de Géraldine. L’infirmière de la boite. Le médecin. Une voix douce. Des doutes. La voix de Géraldine qui insiste. Elle comprend maintenant que c’était pour que l’on ne la renvoie pas chez elle seule. Une amie, Géraldine, une vraie, elle l’a trop négligée. Elle aurait pu lui parler de ces appels incessants, harcèlement, c’est le mot à la mode posé sur ce qu’elle vit, mais le mot ne suffit pas. Il ne bloque pas la réalité. Rien ne peut l’arrêter. Elle est piégée, intérieurement, ne voit pas d’issue. Comment sortir d’un piège qu’on a soi-même contribué à fabriquer, comment l’ouvrir quand il se referme régulièrement un peu plus ? Elle parle du film, cette vie volée qui est la sienne. Quoi qu’elle fasse, comme l’héroïne, elle revient à cette folie dont elle ne sait plus si c’est l’autre qui la fabrique, ou elle. L’autre, lui, a l’air très normal, rien n’altère son comportement. C’est elle, la femme interrompue. Sa vie a pris une drôle de direction. Elle a mis du temps à voir venir le danger. Et encore, en était-elle sure ? N’était-elle pas en train de rêver, de se faire des idées, elle a une imagination si fertile, habituée à se reconstruire des tas d’histoires à partir de la sienne, banale en apparence. Et même là, maintenant qu’il l’a retrouvée, de quoi est-elle sure ? Le hasard existe. Elle voit peut-être bien des manigances là où il n’y a que concours de circonstances. Même les appels à répétition. Il ne supporte pas son silence. Elle a été amoureuse, elle aussi, profondément, et de lui, elle n’aurait pas supporté l’indifférence, le silence opposé à ses demandes, à ses mots d’amour. Ce qui l’excède aujourd’hui où elle ne l’aime plus, c’est ce qu’elle aimait tant autrefois. Pourquoi faut-il qu’elle mette des mots décisifs sur une banale histoire d’amour qui se termine comme elle n’aurait pas voulu ? En fait, c’est peut-être vraiment grâce à lui qu’elle a été embauchée là, où elle s’est sentie protégée, puis que le patron lui a créé cette promotion récente. Dire que Géraldine lui en a voulu ! Alors que, si ça se trouve, c’était seulement une opération bidon, histoire de lui donner l’impression qu’elle était importante, flatter son égo pour raviver son amour. Si ça se trouve, c’était un coup d’épée dans l’eau, cette affaire d’accueil de migrants, est-ce qu’elles y avaient vraiment cru, au fond ? La direction qui essaie de se donner bonne conscience, et entraine la mairie, qui n’y croit pas beaucoup non plus… 

 

  • Eh bien, dites donc, pour quelqu’un qui bafouillait quand je suis arrivée…
  • Oui, excusez-moi, je n’arrive plus à m’arrêter.
  • Tant de choses refoulées, depuis si longtemps. On dira que vous aviez vraiment besoin de parler, qu’il vous manquait une confidente…
  • Je dirais plutôt que vous êtes forte, comme psy, avec votre air de ne pas y toucher. On vous donnerait le bon dieu sans confession, à parler de tout et de rien. Et au final, vous me faites tout dire ! 
  • Et cela vous a fait du bien ?
  • Je n’avais jamais autant parlé, depuis des années.
  • Vous n’aviez pas une amie, à qui vous auriez pu vous confier ?
  • Géraldine, ma collègue, c’est la première depuis longtemps à qui j’ai commencé à parler. Mais je restais toujours sur la retenue…
  • Bon, je suppose que vous ne m’avez pas tout dit non plus. Il doit bien en rester. Ou sinon, vous allez me mettre au chômage ! Enfin, façon de parler, ce n’est pas le travail qui me manque, les médias parlent assez du déficit de personnel soignant. Mais, ce n’est pas tous les jours que j’ai l’impression d’être aussi utile. Alors, si je peux continuer un peu avec vous, moi aussi ça flattera mon égo, comme vous dites !
  • Y a pas de raison !
  • Et finalement, vous acceptez de rester un peu dans cette unité de repos, quelque temps, histoire de continuer à me raconter votre vie, et à vous retaper un peu ?
  • Si vous me laissez mon Ipad…
  • Vous avez une connexion ? Ah oui, il est en 4G. Mais si c’est pour voir des films comme La vie volée, je vais finir par vous retrouver en charpie. Peut-être que vous pouvez trouver des choses plus légères à voir…
  • J’en tiendrai compte ! Merci, en tout cas.
  • Merci de quoi, d’avoir fait mon boulot ?
  • Ben oui, on peut aussi remercier pour un boulot bien fait !
  • Le boulot bien fait, vous y êtes aussi pour quelque chose ! En attendant, trêve de politesse. Vous n’allez pas rester couchée comme une malade. Je vais donner un avis favorable à votre maintien ici, mais à la condition expresse que vous adoptiez un rythme de vie normal. C’est fini, la sieste à l’infini… 
  • D’accord, chef !

 

La porte s’entrouvre sur le visage surpris d’une aide-soignante, pas si fréquent d’entendre de tels éclats de rire dans une chambre de maison de repos ! Est-ce bien l’idée qu’elle se fait de l’ordre qui doit régner ? Son visage s’ouvre sur un large sourire. Tout peut arriver. Il y en a même qui soignent par le rire. Elle n’a jamais entendu dire que cette psy avait cette spécialité. Elle doit l’avoir au naturel. Encore mieux.