Elle prit le temps de se regarder dans le miroir vérifia son maquillage se poudra le nez, rectifia la position de ses boucles d’oreilles puis elle tira sur sa voilette donnant de son visage une image estompée.

Elle était toujours attentive à sa mise lorsqu’elle partait en voyage et aujourd’hui c’était le cas.

Oh ! ce n’était pas un départ pour le bout du monde comme elle l’aurait souhaité. Non, elle se rendait juste à Orléans chez sa sœur cadette.

Leurs parents avaient eu trois filles Colette l’aînée, elle Carla la seconde et Amanda la cadette, à chaque fois c’est leur père qui s’était rendu en mairie pour effectuer les déclarations de naissance.

Un jour d’euphorie où il avait abusé de champagne il avait avoué à son épouse qu’il avait choisi les prénoms de ses filles pour que leurs initiales reprennent le sigle de feu l’entreprise de ses parents la CCA Mulchen : Compagnie des cotonnades d’Alsace. La réaction de son épouse avait été à la hauteur de ce que l’on pouvait attendre, d’une rare violence. N’eût été le fait qu’ils aient eu trois enfants, le ménage faillit bien éclater.

Par le passé la famille Mulchen avait été prospère, possédant en Alsace une entreprise de tissage dont les productions étaient connues dans toute l’Europe. Même l’empereur d’Allemagne avait par le passé fait appel à leur maison pour le tissage d’un service de table damassé aux armes de sa famille.

La chute de Sedan et de l’empire les avait ruinés ils avaient passé la nouvelle frontière pour rester en France, trop près cependant pour échapper aux ruines que généra la guerre suivante qui devait anéantir leurs possessions, depuis c’en était fini de la vie de rentière, les femmes de la famille devaient travailler.

Toujours dans la cotonnade, on ne renie pas ses gènes.

*****

Ma sœur aînée Colette gérait la production dans l’usine des Vosges : organisation des ateliers, gestion générale du site et des personnels, etc…

Pour ma part j’avais pris en charge les démarches clientèle et les achats. Vivant à demeure à Paris j’étais la mieux placée pour faire évoluer le carnet d’adresses de la famille, je possédais l’entregent pour gérer les réseaux existants et en développer de nouveaux, en plus je supervisais la gestion de l’entreprise.

Quant à ma sœur cadette Amanda, qui vivait à Orléans, elle possédait un côté si gracieusement poétique, qu’elle avait tout naturellement pris la supervision des collections en utilisant ses dons et ses qualités d’artiste graphiste acquises à l’académie des beaux-arts.

Le fait de vivre loin les unes des autres nous mettait à l’abri d’un certain risque de conflits mais nous imposait des déplacements multiples et fréquents.

 

Mon voyage de ce jour n’était pas un voyage d’agrément. Même si je m’étais astreinte à mes rituels habituels, à savoir m’être pomponnée, portant bottines à boutons et voilette. J’étais en démarche de travail, l’entreprise perdait de l’argent et si nous n’y prenions garde la situation pouvait se dégrader à tout moment.

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Ce qu’elle ne dira pas c’est qu’à chacun de ses voyages elle attendait l’instant où en entrant dans la gare elle en découvrait la verrière. Elle aimait cette atmosphère, la résonnance sous cette immense voûte due au grondement des machines, au sifflement de la vapeur s’échappant des soupapes et des régulateurs.

Le heurt des wagons sur les buttoirs, le sifflet des chefs de gare donnant le départ des convois, les cris des bagagistes hélant les voyageurs valise à bout de bras qui couraient encore pour sauter sur les marches pieds.

Les lourdes volutes de fumée se mêlant à la vapeur échappée des locomotives montait là-haut sous les verrières pour former une sorte de ciel floconneux. Un jour de voyage alors qu’elles étaient enfants elle subit un choc, la jeune fille qui s’occupait d’elles leur avait raconté que c’était comme le ciel où se perdaient les âmes des enfants défunts, les limbes. Elles en avaient conçu une peur panique qui chaque fois qu’elles passaient dans les gares leur faisait lever les yeux au ciel pour voir si quelquefois…

Un charmant bagagiste lui passa son sac une fois qu’elle fut montée dans le wagon elle le gratifia d’une pièce dans sa casquette. Le troisième compartiment était vide elle s’empressa de s’y installer, bien décidée à en chasser tout fumeur importun qui ferait mine de venir s’y installer.

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Je m’étais plongée dans un journal prenant connaissance des informations du jour et personne n’était venu porter atteinte à ma tranquillité. Je retardais inconsciemment l’instant où je devrais me replonger dans les livres de comptes que je trainais là dans mon cabas et dans lesquels s’écrivait peut-être l’avenir ou l’absence d’avenir de notre entreprise.

J’ai dû sommeiller un peu car c’est le brouhaha des voix des voyageurs du compartiment contigu qui m’a tiré de ma torpeur.

Dans la famille on n’était pas du genre à écouter aux portes, mais là, il aurai fallu être sourde et muette pour pouvoir garder son calme et s’en tenir à son quant à soi.

Des voix d’hommes avinés et donc parlant fort rendaient toute activité impossible, c’est donc contrainte et forcée que j’ai dû subir cette nuisance.

Ces messieurs forts en voix et grossièretés ponctuaient toutes leurs phrases de rires qui rendaient leurs propos encore plus insupportables. Je fus sur le point de sortir de mon compartiment pour aller les tancer d’importance. À l’écoute de ce que je discernais je me suis dit que ces sauvages seraient bien capables de me faire un mauvais sort si je me faisais remarquer, par prudence j’ai préféré me faire discrète.

En vérité si les propos étaient graveleux comme sont capables d’en tenir des hommes avinés lorsqu’ils sont en meute, ici ce comportement tenait particulièrement à l’un d’entre eux. 

Chaque fois que la conversation, si l’on peut parler ici de conversation semblait s’essouffler il réactivait le brasier en allant de plus en plus loin dans les insanités et la violence.

Il était en train de faire le récit de la façon dont il avait ruiné un homme, le poussant au suicide et de ce qu’il avait ensuite séduit sa femme pour la violenter et l’abandonner, devenue à demi-folle au point qu’il avait fallu l’interner après qu’il lui eut révélé toute l’affaire.

  • Alors toi tu es impayable !
  • Il n’y a que toi pour monter des coups pareils.

Et de s’esclaffer et de boire d’autres tournées aux frais du narrateur en buvant du champagne au goulot de la bouteille.

Elle était désormais terrorisée, se demandant ce que serait son sort si ces messieurs prenaient conscience de sa présence.

Elle était bien consciente de ce qu’il pouvait y avoir beaucoup de frime dans ce qu’il racontait. Il avait un auditoire acquis à ses propos alors il s’en donnait à cœur joie

Pourtant elle ne comprenait pas qu’il ne se passât rien pour les ramener dans le droit chemin ou les faire périr. Avec tout ce qu’on lui avait enseigné dans son enfance la foudre divine aurait dû venir frapper cette bande de mécréants et les envoyer illico rôtir là où vous savez.

Elle attendit un moment espérant toujours qu’il se passât quelque chose.

Dieu devait être occupé ailleurs car ni lui ni l’un de ses envoyés ne se manifestèrent.

Considérant qu’il était impossible qu’il n’y ait pas une réponse à la hauteur de ce qu’elle avait entendu elle abaissa sa voilette et attendit qu’une idée surgisse ou que quelque évènement se produisît lui donnant l’occasion d’agir.

Ils racontèrent encore beaucoup d’insanités au point qu’elle devait en avoir les oreilles cramoisies de les entendre. Mais, rien, aucune possibilité d’intervenir dans leur destin.

Encore que, à tour de rôle ils quittaient le compartiment pour gagner le bout de la voiture et se rendre aux toilettes. Elle en entendait les annonces du style : « je vais faire dégorger le petit ! », avec les réponses assorties du genre « Profites en pour pisser pour moi, j’ai la goutte au nez », le tout dans des rafales de rire et des claquements de main sur les cuisses.

Une idée avait surgi à l’écoute de ces propos et commençait à se frayer un chemin dans son cerveau alors quand elle entendit la voix du grand pendard animateur de la soirée annoncer « qu’il allait aérer le grand chauve » la messe fut dite.

Tirant doucement le rideau elle l’observa tanguant dans le couloir au rythme des tacs, tacs, de passage des rails. Quand il eut disparu elle sortit subrepticement et prit le même chemin que ce quidam.

Elle prit position devant les toilettes avec l’air de celle qui a un besoin urgent d’utiliser ces lieux.

Elle prépara la rencontre matériellement et mentalement, elle eut tout son temps, le monsieur devant avoir des difficultés à retrouver ses esprits.

Il surgit enfin la face rougeaude et à peine rhabillé. Il eut un geste de recul en découvrant cette femme postée juste devant la porte ; le train tanguait comme un bateau ivre dans l’atlantique ce qui ajouta à son inconfort.

Ils esquissèrent un pas de deux pour tenter de se laisser passer, mais à chaque fois avec une certaine malice elle fit en sorte de se retrouver face à lui.

Il grognait comme un vieux solitaire elle profita d’un cahot pour se cramponner à son revers. Il grogna plus fort, fit mine de la repousser, en posant sa main sur sa poitrine. A cet instant, elle lui projeta son genou dans les parties, avec une certaine vigueur. Là il ne grognait plus, ayant bien du mal à reprendre son souffle.

Il se plia en deux, les mains sur le bas ventre, instant dont elle profita pour le repousser violemment contre la portière celle-ci s’ouvrit et il partit en arrière.

Un instant elle imagina un pingouin tentant de prendre son envol avant qu’il ne disparaisse vers l’arrière du train.

Elle referma la portière, laissa battre la porte des toilettes, ramassa le porte feuilles qui avait chu pendant leur altercation en subtilisa toutes les liasses qu’il contenait qu’elle glissa dans son petit sac de voyage.

En passant elle constata que tous ses voisins s’étaient endormis, elle glissa le porte feuilles délesté dans leur compartiment. Elle regagna sa place et attendit tranquillement l’arrivée à Orléans.

Mon cœur battait à cent cinquante pulsations minutes, en dépit de mes efforts pour apaiser mon émoi en appuyant mes mains contre ma poitrine.

Je le revoyais s’envolant vers l’arrière du train battant désespérément des bras, n’eût été le contexte il y avait eu quelque chose de comique dans son attitude.

Nous étions désormais dans la plaine au-delà d’Étampes et la nuit nous enveloppait. Après cette séquence d’émotions un silence parfait s’était établi, j’eus le sentiment que tout était en ordre enfin !

Les clochards de la gare des Aubrais ne surent jamais ce qui leur avait valu une pareille aubaine !