Je passe en revue ceux que je croise dans le quartier. 

 

Elle, jamais, je l’aurais remarquée, c’est sûr. 

 

Sergueï, le tueur, d’accord,  il se promène la nuit, c’est évident il se planque. Je pense à Bonnie Parker et Clyde Barrow en évoquant ces deux oiseaux. Est-ce que je tiens là un papier pour le journal ? Le naturel revient au galop mais cette manie de suivre les gens pour alimenter mes fantasmes m’a joué des tours.

 

Que vais-je faire ? Abandonner ma rue à son sort, reprendre mes sorties nocturnes au risque de croiser cet énergumène ou peut-être avoir la chance de croiser la belle inconnue.

 

  • On est arrivé, tu vas pouvoir te remettre de tes émotions. Eh, t’es toujours là,  l’ami ! 

 

Une pression de son bras sur la hanche me ramène à la réalité, nous voilà au bistrot. Je lui fais un sourire de crétin.

 

  • René ! Un Cognac pour mon ami et une petite Vodka pour moi, ton locataire a eu des émotions.

 

Je reste sans voix, tout le monde va se moquer de moi, au bistrot. Dans ce rade les nouvelles circulent à la vitesse de la lumière. Mon ange sauveteur me gratifie d’un clin d’œil.

 

  • Il a glissé devant chez moi sur une vilaine peau de banane !

 

Nous voilà assis à l’une des tables du fond. Il y a toujours du monde chez les René.

 

Pas de chichi, ici. 

 

Mon regard va de mon sauveteur au décor du lieu. Il y a des histoires partout sur les murs, les étagères, derrière le bar et au dessus de la porte des cuisines. 

Par endroits, on dirait des ex-voto qu’on trouve dans les églises « merci, les amis pour votre aide »,  « je ne vous oublierai jamais », « on est mieux là qu’au trou »…

 

On dit que ce bistrot existait avant que Paris ne soit Paris mais je suis sûr que c’est une légende, je crois plutôt qu’il est né en même temps que la capitale.  Derrière le bar un écriteau énigmatique : « La maison de fait pas crédit, à condition que … ». 

Dans les toilettes au dessus de la glace du lavabo, une affichette vous met en garde : « Vivre, c’est dangereux pour la santé, consultez votre médecin et votre pharmacien, ils peuvent vous aider à arrêter de vivre ».

Des cartes postales de partout et de nulle part sont punaisées sur les lambris des murs. Ils auraient pu y mettre mon avis décès si l’ange blond ne m’avait pas sauvé la vie.

 

Pour la deuxième fois mon sauveur me ramène sur terre :

 

  • À ta santé, rescapé ! Je vais tout te raconter maintenant que tu connais Sergueï. Tu permets qu’on se tutoie ?
  • Aije vraiment le choix ? Votre ami fait toujours connaissance comme ça ? C’est surprenant et angoissant.

 

Le verre de Vodka vient d’être vidé cul-sec,  aussi vite que mon agresseur avait disparu. Le verre vide vient de claquer sur le bois de la table dans l’indifférence générale. Je reste bouche bée.

 

  • Tu vois, chez nous, la Vodka c’est le carburant.
  • Vous êtes Russe ?
  • Par mon père, ma mère était Danoise.
  • Et votre ami le tueur ?
  • Ah ! Sergueï.
  • Je peux te faire confiance ? tu as une bonne tête, j’avais demandé aux frères René, ils ont dit que t’étais droit dans tes bottes. Donc Sergueï est chez moi sous une fausse identité, il s’opposait làbas à un régime par trop totalitaire. Il a fui pour ne pas être liquidé. C’est pour ça qu’il ne prend l’air que la nuit, il a peur d’être reconnu. Il ne vient jamais ici, les frangins sont au courant, ils sont plus sûrs qu’un tombeau.
  • Je suis désolé, j’ai foutu la merde avec ma pseudo filature.
  • Tu pouvais pas savoir, rescapé de Sergueï et puis c’était pas le Goulag cette rencontre.
  • Vous parlez d’une rencontre, un couteau sous la gorge.
  • Comme t’es un bon gars, tu devrais, un de ces jours, monter chez moi, tu dis à travers la porte que t’es l’égorgé du bistrot. Sergueï sera heureux de passer un moment avec toi et de parler un peu français.
  • Vous vous moquez de moi !
  • Non, je suis sérieuse mais attention, aucun article dans ta feuille de chou ou c’est moi qui te fais la peau.

 

Une fois de plus, je reste sans voix.

 

Elle se lève, direction le bar.

 

« Ton cognac, c’est pour les filles. Je vais nous chercher deux Vodkas. »

 

Voilà l’ange sauveteur accoudé au bar au milieu de cinq ou six gars au faciès de tueur. C’est vraiment la soirée !

Il faut reconnaître qu’il fait de l’effet mon « ange », il en impose par sa taille déjà et par son assurance en plus. Quelque chose me dit qu’il ne vaut mieux pas trop s’y frotter ou bien avoir de sacrées bonnes cartes dans son jeu. J’imagine qu’elle doit avoir le coup de poing facile pour qui aurait la main baladeuse. 

 

Là-dessus mes pensées vagabondent une fois encore, la chaleur du bistrot, les émotions passées, le cognac de fille, le brouhaha des clients, les hanches de « Madame vodka cul-sec » et me voilà parti vers des contrées où moi seul ai accès. 

 

Je me vois rendre visite à ce fameux Sergueï dans l’espoir,  plutôt, de passer quelques instants avec … je ne lui ai même pas demandé son prénom,  à l’ange. 

 

D’accord elle ne m’en a pas laissé le temps. Tout ça va bien trop vite pour moi. Ressaisis-toi mon garçon ! Je me vois déjà devenir l’ami de la belle russo-danoise. Bon, d’accord, le cul dans le caniveau, c’est limite pour aborder les filles et montrer qu’on est bien « testosteroné » mais les mecs un peu fragile avec un petit côté féminin, ça peut attendrir les demoiselles enfin celles qui entretiennent leur penchant maternel.

C’est quand même ce que je fais de mieux, me monter des scénarios. Mes idées se percutent comme une pierre qui roule et amènent de nouvelles pensées qui s’enchainent encore et encore à loisir.

 

Il faut que j’atterrisse avant que les deux vodkas arrivent.

 

 Mais où est donc la piste d’atterrissage ?

 

Je me dis que c’est bien parti cette fin de soirée au bistrot mais c’est sans compter avec le rebondissement qui se dessine à l’horizon. 

 

Je me décontracte en allongeant les jambes sous la table, le petit cognac a fait son effet, j’observe la salle dans toute sa splendeur, on est vraiment bien ici, pas de frime. Le bistrot n’est ni petit, ni grand, on pourrait dire à une dimension humaine qui permet aux clients de causer entre eux. Y a-t-il ce soir comme tous les soirs que des habitués ? Non ! Mais les frangins, comme dit la « Miss » toujours au bar,  ont su et savent donner à leur établissement cette chaleur qui manque aux belles brasseries des grands boulevards tout à côté.

 

On trouve là la vieille garde du quartier, des étudiants, des esseulés, des gars de passage comme moi. Ici, on sait vous mettre à l’aise simplement et avec bonhomie. On dit toujours le bistrot des frères René mais c’était déjà comme ça du temps des parents et des grands parents de ceux-ci.

 

Je suis « de retour » dans le bistrot. Atterrissage ! Coup d’œil au bar, mon regard est attiré par un couple qui vient juste d’entrer, personne n’a entendu la porte : trop de bruit et encore le juke-box joue relâche quand il y a du monde. Tiens, il faudra que j’écrive un petit article sur cette pièce de collection qui joue les vinyles 45 tours de la sélection des musiques mitonnées par les tauliers.

 

Donc le couple d’inconnus est au bar et on dirait qu’ils posent des questions au tenancier. Dans le bruit ambiant impossible de savoir ou de décrypter les termes de cet échange. Pendant que l’homme s’entretient avec René, la femme balaye du regard l’ensemble de la salle. Des flics ? Non ! Ici ils sont tous connus par les patrons. Des touristes ? Ils n’en donnent pas l’air, ils n’ont pas le look.

Et puis les touristes ne commandent pas des cafés à cette heure tardive, ils viennent plutôt s’encanailler dans le Paris « exotique ».

 

Un sixième sens exacerbé par mes dernières aventures déclenche l’alerte rouge, instinctivement je fais disparaitre le verre de vodka vide sur ma chaise, entre mes cuisses,  je jette un coup d’œil au groupe avec la blonde au bar : elle a disparu ! Je refais la mise au point sur les deux faux touristes, je comprends que la femme demande si elle peut passer aux toilettes. Ça y est, elle traverse la salle, elle ne regarde personne mais voit tout le monde. L’ange est coincé s’il s’est réfugié là-bas.

 

Qu’est ce que je fais ? Je bouscule tout le monde pour arriver avant l’étrangère. 

 

Trop tard ! 

 

Je suis prêt à me battre pour sauver mon sauveteur mais au même moment le René au service, d’une voix tonitruante interpelle les accoudés du bar :

 

  • Estce que quelqu’un connait un voisin qui aurait un accent slave ? 

C’est des amis à lui qui sont de passage et qui aimeraient le saluer.

On leur a dit qu’il habiterait le quartier.

 

L’ensemble des regards passe de René au visiteur :

« On l’aurait remarqué » dit un grand type au visage taillé avec une serpe.

 

P’tit Louis confirme : « j’m’occupe de nettoyer la voierie dans toutes les rues du quartier, jamais entendu parlé d’un gars comme ça. »

 

Et René donne le coup de grâce après que d’autres ont répondu d’un non de la tête relevé d’une moue dubitative : « Dans le coin, tout le monde se connait et passe par ce bistrot. Inconnu au bataillon votre péquin ».

 

La femme ressort des toilettes. Mon regard est attiré car la porte couine quand on revient dans la salle. Elle a l’air déçue.

 

Je respire. Les deux « Touristes » se consultent, je suis trop loin pour entendre leur échange, les deux cafés sont expédiés fissa et le couple sort aussi vite qu’il est entré.

 

Les conversations continuent comme si rien ne s’était passé. Cet épisode incongru est déjà oublié. René essuie des verres, il me regarde avec insistance un petit sourire narquois au coin des lèvres.

 

Mais où est donc passée la belle inconnue ?

 

Qui sont ils ? Qui est ce couple ?

 

 

 

 

 

                                                                                                          À suivre…