J’aime, j’aime cette rue. J’aime cette rue quand il a plu. C’est ma rue. J’aime marcher seul le long des rues. J’aime marcher dans ma rue. C’est là que j’habite tout au bout de la rue, mon logis est sous les toits au dessus du bistrot des frères René. Dès les premiers pas dans ma rue, le brouhaha des grands boulevards s’éloigne jusqu’à disparaître enfin et c’est la rue Couronne qui s’offre.

 

J’aime ma rue mais pour l’instant je viens d’être attiré avec violence sous la porte cochère du 17 et collé contre le mur, dans la pénombre me voilà avec la lame d’un couteau sous la gorge. La lame luit sous la lumière des réverbères blafards et je me tords les yeux pour l’apercevoir. Le type que je suivais de loin est tout contre mon visage, je ne peux plus bouger et je sens la lame qui me pique la gorge. Je suis foutu !

 

Depuis que je suis résident dans ma rue, j’ai toujours dit qu’elle avait deux visages, le jour elle est tout ordinaire, on dit qu’elle descend vers le boulevard alors qu’elle est plate comme l’encéphalogramme d’un défunt. Elle est paire et impaire, deux beaux trottoirs guident les piétons et les véhicules n’ont que le choix de retrouver les boulevards.

La nuit, elle se pare de ses plus beaux atouts, les trottoirs brillants, les réverbères faiblards qui éclairent les pavés par nuit pluvieuse, les odeurs d’ozone et de nourriture qui s’échappent des logements, les chats qui errent, les passants, les noctambules. Rue Couronne, on passe, on rejoint, on quitte, on ne musarde pas, on ne flâne pas.

 

J’aime marcher au dos des passants. Où vont-ils ? D’où viennent il ? L’enseigne du bistrot des frères René est il un point de rendez-vous ? Ici, c’est comme un phare qui guide les pas ce petit rectangle lumineux de l’enseigne.  La nuit, il attire comme la luciole peut l’être par une source de lumière pour s’y cramer les ailes.

 

Le bistrot des frères René, j’y suis entré en cherchant de quoi me loger,  moi  le correspondant local d’un journal de province chargé d’envoyer chaque semaine un feuille sur le Paris secret et pittoresque. Six mois de mission dans l’enfer urbain de la capitale. Bien sûr, impossible de se loger normalement dans cette ville surtout pour quelque mois alors fidèle à mes habitudes, où que ce soit, il n’y a que les bistrots et les boulangeries pour avoir des contacts productifs.

 

C’est comme ça que j’ai dégoté au 6ème étage de l’immeuble des René,  le deux-pièces, sous les toits,  du fils du cousin d’un des deux frères,  parti aux Amériques pour un an,  comme ils m’ont dit et comme j’ai cru comprendre.

 

Mais là, je suis foutu ! Je l’avais déjà repéré ce marcheur nocturne qui arpente la rue essentiellement la nuit, à grands pas et ce qui est louche sans jamais passer par le bistrot comme chacun dans le quartier. Le bistrot, c’est le QG général du quartier, l’îlot, le refuge loin des beaux, des grands boulevards qui sont pour les autres. Ici, c’est le peuple des habitués. Allez ! Des petites gens du village de la Couronne. Ici, il faut montrer patte blanche, on ne s’installe pas au bar comme ça, il faut se faire accepter 

 

 -  Qu’est que tu viens faire là mon gars, t’es perdu ? 

 

 - Ben, je viens faire des articles sur le petit Paris enfin sur le Paris des petits.

 

 -  T’es bien tombé, tu pouvais pas mieux tomber, Qu’est’c ‘tu bois ? 

 

C’est ainsi que j’ai trouvé à me loger et découvert la rue Couronne, ma rue dont je suis tombé amoureux surtout la nuit.  Mais avec un couteau,  sous la gorge,  au bout du bras d’un type qui me susurre dans l’oreille, la nuit prend une tout autre saveur autrement plus âcre, je n’ai plus de salive :

 

 - Pourquoi toi, me suivre ? Qui tu es ? Parle ?

 

Parler, t’en as de bonnes, je suis tétanisé. Il paraît qu’au moment de mourir, en une fraction de seconde on repasse sa vie en revue. Moi je repasse ce qui m’a amené là sous ce porche, le rédacteur en chef, cette proposition d’articles, le bistrot, ce goût pour la nuit et les gens qui passent. Rue couronne, on y meurt maintenant. Je voudrais être ailleurs si seulement quelqu’un venait à passer mais non, cette nuit, il n’y a que nous trois, le dingue, le couteau et moi.

 

Il pue ce type, je sens son haleine,  son visage collé au mien. Je vois, je lis la panique dans ses yeux et lui que lit-il dans les miens ? Un pauvre gars qui va mourir sans savoir pourquoi et qui pense à sa mère. Je me surprends. Pourquoi toutes ces pensées en si peu de temps, en ces poignées de secondes, peut-être l’acceptation de la mort, le moment où le sort est figé et où l’âme se libère des contraintes physiques ?

 

J’ai douze ans, Maman me fait un chocolat chaud, mon sac d’école traîne sur le carrelage de la cuisine. Elle me demande si la journée d’école s’est bien passée. Je ne réponds pas. Je ne la remercie pas pour ce délicieux chocolat. Je ne l’ai jamais remerciée de rien et maintenant au moment de mourir, je le regrette. Je voudrais que ce type à l’haleine fétide me donne le temps d’appeler ma mère pour lui dire merci et que je l’aime.

 

J’essaye de bouger un poil mais la pression physique se fait plus forte, il est plus baraqué que moi. Je ne fais pas le poids. Adieu !

 

  • Sergueï, lâche-le, je le connais, il est du quartier !

 

Je m’écroule et puis plus rien …

 

Je suis au paradis, un ange blond aux longs cheveux me tapote la joue droite, il est accroupi face à moi. Je suis appuyé au mur de l’entrée du n° 17, les fesses par terre. Le sol est froid et humide.  La mémoire me revient.

Je cherche des yeux mon agresseur, plus personne, plus d’arme blanche juste cette jolie blonde qui sourit :

 

  • ça va aller, voisin ? vous allez pouvoir vous lever ?

 

Non, ça ne va pas aller, c’est trop pour moi. Devant cette apparition céleste, je regarde mon pantalon pour vérifier si je ne me suis pas pissé dessus. Quelle drôle de réaction ? Je suis vivant et c’est la honte qui me gagne face à cette beauté surgie de nulle part.

 

J’ai l’air fin, on dirait un clodo.

 

  • Qui êtes vous, Madame ? Où est le gars qui voulait me tuer ?

 

  • Je vais vous aider à vous relever, jeune homme.

 

Je n’ai pas le temps de dire « ouf » qu’elle m’attrape sous les aisselles et me remet debout en me soulevant de terre comme si j’étais un fétu de paille. Elle est plus grande que moi :

 

  • je vous emmène au bistrot prendre un petit remontant, vous êtes blanc comme un linceul.

 

Elle sourit, on dirait que la situation l’amuse, moi pas. Elle me prend par le bras et nous voilà partis,  direction l’enseigne lumineuse du bistrot. En avançant, bras dessus, bras dessous je lui jette un coup d’œil. 

 

Putain, qu’elle est grande et quelle poigne !

 

J’ai l’air de quoi, c’est tout juste si elle ne me porte pas. 

 

J’ai toujours souffert de ma taille qui est toute ordinaire mais là, c’est l’humiliation. Depuis que je suis adulte je me suis rendu compte que les grands sont plus sûrs d’eux et arrivent mieux à s’imposer en société. On les remarque et ils savent se faire remarquer. Il est plus facile de s’imposer au-dessus de 180 cm qu’en dessous d’un 1,70 mètre.

 

En marchant, mon esprit vagabonde. Je revois cette agression. Pourquoi ces pensées qui m’ont submergées dans l’attente du coup final et définitif ? 

 

Je me vois marchant derrière ce Sergueï puisque c’est ainsi qu’elle l’a appelé. Une main de fer m’attire dans l’ombre. Je n’avais pas vu disparaître ce marcheur nocturne dans la pénombre.

 

Le couteau, la lame et ma gorge. Enfin un ordre. L’homme obéit  illico avant de disparaître. 

 

Qui sont ils ? Qui est cette femme ?