En sortant du travail, le soleil était absent bien que depuis quelques jours nous soyons passés dans la phase d’inversion du temps, celui où la lumière gagne peu à peu quelques secondes et minutes sur la nuit. Après une période de fêtes à la météorologie maussade et pluvieuse, cela faisait du bien d’espérer l’arrivée de ce surplus de soleil.

J’aurais dû me méfier, il n'y avait pas de soleil au ciel, cependant il y avait du vent sur les boulevards. Un petit vent sec, agressif, qui, par rafales rageuses vous soumettait à un décapage en règle ; après un quart d’heure de ce régime, j’avais l’impression que l’on m’avait pelé les joues. 

Une reprise de nouvelle année est toujours un moment étrange à vivre, il y a peu de temps on renvoyait tout à l’année à venir, aux calendes auraient dit les romains.

Une façon de dire et penser : on verra bien, c’était si loin l’an prochain que l’on avait l’impression d’avoir beaucoup de temps devant soi. L’avantage étant que cette idée n’était pas une fonction factuelle, ni une notion mathématique horlogère mais un ressenti.

Pour compléter mon information, il m’aurait suffi de consulter l’agenda pour prendre conscience qu’il n’y avait qu’une page à tourner et que l’échéance était donc bien courte.    

Aussi n’allais-je pas me plaindre, cette illusion m’avait permis d’oublier les charges professionnelles, les dossiers que j’aurais préféré n’avoir jamais rencontrés, les problèmes personnels. 

Une coupure, un blanc, une sorte de silence sur une portée de musique, mais qui prend le temps d’écouter les silences ?

Pourtant, après ces journées de festivités, plus quelques heures de sommeil pour la récupération, j’avais repris mes activités sans appréhension ni plaisir particulier, mais cela n’avait pas tardé à se compliquer. 

Dès mon arrivée, l’assistante du patron était venue m’informer que j’étais attendu dans son bureau.

  •  Alors vieux, ces fêtes de fin d’année se sont bien passées, tu es reposé, détendu, c’est qu’on a du taf ce trimestre, notre chiffre d’affaires reposera en grande partie sur tes compétences. Tu as bien tous les éléments en main pour négocier ? Tu n’hésites pas hein, au moindre problème, tu fais appel à moi, je serai derrière toi. « La Dream team… »

Vieux, jamais il n’avait employé ce vocable avec moi ! Peut-être voulait-il faire jeune et créer un sentiment de proximité ?

Il en avait plein la bouche de ces superlatifs, nous savions tous très bien que ces offres d’appui et d’assistance ne dépassaient jamais le stade de, « Paroles, paroles ». En cas de gros marchés signés, il «était là en première ligne, en cas d’échec il se pavanerait, mais en racontant à qui voudrait bien l’entendre qu’il l’avait bien dit, que tous ces jeunes sortis des écoles bardés de diplômes n’en faisaient qu’à leur tête. L’âge et l’expérience « lui en l’occurrence », il n’y avait rien de tel.

Dans le fond cela m’indifférait, j’aimais mon travail et cela suffisait à mon bonheur, mais avec lui en moins, le bonheur aurait été plus profond plus… j’allais dire charnel. Il y avait un peu de ça, au moment où le résultat est acquis il y a une poussée hormonale de dopamine et d’adrénaline et d’autres qui vous inondent de plaisir au point de voir votre comportement dépasser un peu les bornes. On se laisse aller à des actes compulsifs, par exemple des cris, des sauts, des embrassades et des claques dans le dos, enfin tout le contraire de mon moi profond.

Ce matin j’aurais dû m’arrêter dans la rue, bouche ouverte face au vent pour que son souffle me nettoie le cerveau, me décrassant les méandres des neurones.

 Une sorte de chasse-marée qui en se retirant aurait emmené au loin toute la vase accumulée, les informations inutiles, les désagréments, les importuns, les larmes et les désespoirs pour ne garder que les éphémères victoires ?

Effacées les personnes croisées et disparues, ceux que l’on prenait pour des amis qui s’étaient avérés être des moins que rien, voire carrément des traîtres, les mous, les lâches, ceux qui n’avaient pas compris que de toutes façons la bataille était perdue d’avance si l’on ne faisait rien.

Par conséquent il ne restait que la solution d’affronter le temps et le monde, les bons, les mauvais s’ils en existaient, car qui peut en juger.

J’avais vraiment l’alcool triste et pourtant je n’en avais pas abusé ; ou bien était-ce le foie défaillant, car ni le corps ni l’esprit n’étaient dans l’axe, il y avait du flottement dans les engrenages.

Je commençais l’année un peu écrasé par les ombres de celle qui venait de se finir. Comme quoi, il ne suffit pas de changer d’agenda et de calendrier pour redonner des couleurs à la vie.

Un coup fatal m’a été porté dès mon premier passage à la machine à café, j’étais venu là parce que je ne parvenais pas à reprendre mon souffle et mon rythme de travail. L’air de la rue était pollué mais il était porteur de vie et de relents de toutes sortes, ici rien de tout cela, un air sec et épuré sans senteur qui vous brûlait les narines en vous donnant l’impression d’être dans un sous-marin, sortait des bouches de climatisation. Il y avait là beaucoup de monde en cette reprise, je pensais que cela allait m’aider à me ressaisir, la suite devait me donner tort.

Au centre de tous, il était là le batteur d’estrade ; revenu avec sa faconde et son bagout, nous aurions dû lui intimer de se taire alors que tout un groupe faisait ronde autour de lui en s’esclaffant. Son truc, les femmes, après chaque interruption de vacances il tenait à faire part de ses exploits sexuels : 

- T’en as tiré combien ? C'était son obsession, il s’inspirait de Thierry Lhermitte dans « les Bronzés » qui pesait ses conquêtes, et tout ce beau monde de s’esclaffer, je reconnais m’être commis comme les autres, mais en ce jour de reprise il atteignait les limites de l’insupportable.

J’ai repris mon manteau, je suis sorti pour aller prendre un café au bistro d’en face, et là,  la clochette de la porte par son tintement m’a sorti de ma léthargie, de mon sommeil éveillé, comme le claquement des doigts de l’hypnotiseur.

Je me suis retrouvé assis sur le trottoir dans mon manteau humide et les fesses mouillées, écoutant des tubes de ma jeunesse en oubliant la pluie qui rinçait la rue. J’ai entendu le staccato des talons sur les pavés battant en contre point du batteur dans la cave.

Mais aussi de la raideur dans mes membres lorsqu’il avait fallu me relever, et de la main qui était venue se poser sur mon épaule…