Nous sommes toujours entre deux états, deux mondes, hier, demain. Tout est fugace, instable, les secondes filent et le présent inconsistant, le temps de respirer, il est déjà dans le passé. Les mots se bousculent, les rencontres s’enchaînent, tout n’est que vibrations.

Une soirée de nouvel an chez des amis, champagne et cotillons, repas au cours duquel nous avons très bien mangé et surtout beaucoup bu, quant aux douze coups de minuit très classiquement chacun avait sauté au cou de tout le monde en poussant des cris et prononçant des vœux, embrassant tout le monde à bouche que veux-tu. 

Le début de soirée avait été plaisant, puis le temps passant, l’alcool avait fini par faire son œuvre, délitant les idées, les échanges devenant plus rares, voire incompréhensibles. Certains ayant l’alcool triste se taisaient dans un coin, quant à d’autres, ils l’avaient grotesque, affaissé sur le canapé ou dans un fauteuil, ils dormaient ou somnolaient bouche ouverte, bavant ou ronflant en marmonnant. 

Les inconditionnels, ceux qui avaient tenu le choc, poursuivaient leur soirée, enchainant slows langoureux ou toutes danses, endiablées ou ridicules du style danse des canards qui leur permettaient de se défouler.

Personne n’avait pris la peine de se remémorer les leçons et les suites de leurs vœux de l’an passé : bonne année, bonne santé et plein de bonheur et de l’argent… Et pourtant, l’un s’était vu annoncer qu’il avait un cancer, une autre avait perdu son boulot, il manquait la femme d’Antoine qui s’était tirée sans crier gare avec son masseur, la bourse est en chute et l’inflation en folie. Tout cela pour démontrer les incongruités de la formule.

Un soir comme ça mon ami, on ne doit pas se poser de questions, on doit juste respecter les rituels et les codes, sinon, on reste à la maison. 

Une main m’a touché la joue : - allez fais-moi danser au lieu de rester là planté à baver sur ton nœud papillon ! Elle me tire par la main et m’entraîne au salon, lumière intimiste, slow dans lequel on se frotte juste sur place afin de sentir une présence humaine et plus si affinités entre adultes consentants.

 Sa langue est parfumée au champagne et à la saveur illicite du haschich. J’ai peut-être eu tort, mais après trois ou quatre slows, elle m’avait épuisé. Alors j’ai attrapé mon manteau, et lancé un « au revoir et merci » à la cantonade en agitant la main. 

Elle m’a accompagné jusque sur le palier, offert encore une fois sa langue et glissé dans l’oreille en la mordillant : « c’est dommage, tu danses très bien ». Puis le rituel : tu m’appelleras ? Avec une moue boudeuse, tandis que je descendais les marches !

Dans le cadre d’un appartement, même si l’on est un peu gris, on évite les chutes car il y a toujours quelque meuble ou quelqu’un pour vous rattraper au vol en pouffant de rire.

Mais parvenu dans la rue ou le boulevard, je ne sais plus où je suis, et c’est une tout autre histoire. 

Je suis venu en taxi sans me préoccuper de l’itinéraire, mais là, c'est le désert des tartares, ni chat, ni taxi, pas un pèlerin en vue. Peut-être serait-il plus prudent de prendre le métro ? Oui, mais pour prendre le métro, il faut trouver une station, alors « On cherche, alors on cherche chanterait Stromae » ! Après avoir tourné tantôt à droite, tantôt à gauche, je suis épuisé et commence à perdre patience. 

Mes amis aiment ce quartier, car il leur donne l’impression d’habiter un village. Des rues paisibles, beaucoup d’arbres, pour un village tout est relatif, mais il est vrai que cela a son charme…

Je viens de déboucher dans une rue dans laquelle je pense ne pas m’être encore aventuré. Là, on vous le fait à l’ancienne : éclairage globuleux, pavés de grès devant les portes cochères à plaques de cuivre, la lumière semble rencontrer des difficultés à atteindre le sol et il n’y a que de rares halos de lumière pour guider vos pas.

Là-bas tout au fond, un immeuble lance une lueur sur la chaussée, si ça pouvait être un troquet je me ferais un plaisir d’y faire une pause pour prendre un café serré. Mais il faut tout d’abord y arriver. 

Je marche d’un pas hésitant n’ayant pas encore retrouvé toutes mes facultés. Si je marche sans poser le pied sur une ligne sûre, ce sera un troquet. 

Après quelques tentatives, comme j’ai perdu, je change de tactique, je compte mes pas, d’une grille à charbon à une autre, lorsque les bruits d’une dispute filtrant au travers des volets d’un appartement en rez-de-chaussée me font perdre le fil. Je m’arrête discrètement pour les écouter, ils commencent bien l’année. Je n'y crois pas, des reproches, ils passent très vite aux insultes, après quoi, ils finiront certainement par échanger des coups, et à se jeter la vaisselle à la tête, le vocabulaire n’a pas varié depuis des siècles, il faut seulement espérer qu’une fois l’esprit clair, ils auront tout oublié.

Trois éclairages plus loin, c’est la musique surgie de nulle part qui attise ma curiosité. Il se trouve qu’un groupe a choisi une cave pour s’adonner à son amour de la musique et que celle-ci vient caresser mes oreilles. Ce sont des nostalgiques qui jouent la musique des groupes de ma jeunesse. Je m’assois au coin de la grille sans m’encombrer de l’idée que je vais avoir les fesses mouillées et me laisse emporter par les airs envoûtants. Je perds très vite le lien avec la musique, car ces morceaux musicaux ont activé des portions de ma mémoire un peu endormie. Souvenir de fêtes et de surprises-parties, esquisses de sourires en coin, de baisers maladroits dans l’ombre d’une piste de danse, de mains hésitantes glissées sous des pull-over, des jupes plissées et des rubans dans les cheveux.

Ce sont aussi les images fugaces de mes parents et leurs amis, un soir de noël ou de nouvel an dansant tendrement enlacés, les yeux allumés par la chaleur et le champagne ou, déchaînés, une soirée d’août autour d’un barbecue à l’heure ou la chaleur commençait à décroître.

C’est étonnant de retrouver toutes ces évocations au rappel d’un rythme ou d’un solo de guitare.

 Cela commence à m’attaquer le moral, il y a trop de personnes disparues dans ces remontées de souvenirs.

La pluie a cessé, mais le trottoir reste brillant comme passé à la gomina, ma période de pause n’ayant rien arrangé à ma capacité de me mouvoir, je suis raide comme un piquet de clôture, il me semble que fémurs, rotules, tibias et péronés ne font plus qu’un seul et même élément rigide, dans ces conditions, se relever est douloureux et tient de l’exploit et l’on semble se déplacer sur des échasses. Le bistrot n’est plus une option, mais une nécessité.

L’eau gargouille dans les descentes de gouttières ça n’a rien d’étonnant car mon manteau ressemble à une serpillière, il suffira de tenir deux cents mètres pour me retrouver au chaud.

Depuis un petit moment un bruit de pas est venu s’ajouter au bruissement du vent, je ne m’en suis pas inquiété.  C’est à l’instant où le bruit de pas s’est accéléré que j’ai reconnu que c’était une femme au claquement produit par ses talons.

De temps à autre ils doivent se coincer dans les trous du revêtement ou les interstices entre les pavés car je l’entends grommeler, puis plus rien, j’ai pensé qu’elle était rentrée chez elle, mais au moment où je mets la main sur la poignée du bar, elle pose la sienne sur mon épaule, elle tient ses chaussures à la main dont l’une n’a plus de talon, et elle a de la suite dans les idées.

  • Par ici, j’habite à deux pas !
  • Un peu de chaleur et un café nous feront du bien. Et je pousse la porte.

C’est ahurissant, ici il fait une chaleur de sauna, nous nous retrouvons plongés dans le bruit, la fumée et les rires, et les odeurs de bière.

Personne n’a fait attention à nous, trop occupé à choisir des morceaux sur le juke box, puis de danser en chantant les paroles. Quelque chose de bon enfant d’adultes bien allumés !

Le patron est sorti à sept heures pour aller chercher une corbeille de croissants, il a offert un petit déjeuner café croissants à tous les rescapés de cette nuit de nouvel an.

Je me suis réveillé à midi, j’étais allongé sur un canapé inconnu, portant encore mon manteau humide ; mais sans chaussures, j’ai mis quelques instants à me souvenir que j’étais chez une femme rencontrée cette nuit, dont je ne connaissais même pas le prénom !