C’est une photo récente ? On dirait un cliché des années 50… Je retourne l’album, l’ouvre, cherche une date. L’album Entre-temps a été publié en 2022. La photo a été prise par Raymond Depardon au cours des années 80. Au début du 21ème siècle le numérique à destination du grand public supplanta le matériel photographique classique qui reposait sur la technique de l’argentique. Grâce au smartphone, on peut prendre en tout temps, en tout lieu et en toutes circonstances des rafales de photos instantanées que l’on va montrer aux collègues,  aux amis ou aux membres de la famille pour témoigner de notre quotidien, de nos loisirs, bref pour attester de notre existence au fil des jours. Nos albums photo numériques restent la plupart du temps enfouis dans les profondeurs de la mémoire du smartphone mais ils s’exhibent aussi sur les réseaux sociaux provoquant au mieux un super ! et des émoticônes « pouce levé », « cœur enflammé », « visage au sourire béat ». Mais les meilleurs spécialistes rappellent combien la photographie argentique demeure infiniment supérieure pour approcher l’art du cadrage, de la composition, de la luminosité, des focales. 

Regardons bien la photographie de Depardon. C’est une photo travaillée, à la manière des années 50, faite au pied avec un temps d’exposition long … au moins de deux secondes. C’est une belle photo composée. La perspective de la rue est structurée par la verticale des gouttières, par l’alternance des volets fermés et ouverts. Cette symétrie est rompue par une première gouttière incurvée, bossue, comme tordue sur le côté. On a dû faire un bricolage de fortune fait de manchons qui ont formé un coude. Une rue ancienne dans un quartier abandonné loin des villes modernes mais magnifiée par la lumière qui crée une atmosphère fantastique, celle des vieux films d’autrefois.  Elle a un nom cette rue ? La photo s’intitule Trottoir. Simple. Elle diffuse une lumière qui nous arrive comme celle d’une étoile morte il y a cinquante ans mais dont les rayons nous parviennent enfin.

 

La lumière dans le noir. 

Quel silence ! Écoutons le silence. 

 

« Il a plu. À gauche, une porte cochère massive absorbe la lumière. Elle doit donner sur un hall où un ascenseur aux battants métalliques grince et fait craindre l’arrêt qui vous immobilisera entre deux étages. Des pavés losangés, disjoints, luisent sous un lampadaire invisible. Un trottoir plus lisse mais rapiécé maintes et maintes fois avec des rectangles de bitume plus sombre s’étire dans une atmosphère de chanson réaliste. Des soupiraux par lesquels autrefois on livrait le charbon, indiquent la présence de caves sous les maisons. Au lointain, au bout de la rue, le néon d’une enseigne. Un cabaret sans doute. Quelque chose s’est suspendu. 

Soudain la femme accélère le pas. L’homme dissimulé dans l’ombre du porche écoute le rythme syncopé des pas sur les pavés luisants. Un coup de talon aigu heurte la pierre à la jointure d’un pavé. La silhouette (il n’a pas encore vu son visage) se déhanche, esquive la chute, repart, ralentit, hésite, semble ne plus savoir où aller. Est-elle ivre ? La femme passe devant le porche. Maintenant, elle regarde fixement au lointain vers l’enseigne du bistrot puis elle se décide et accélère le pas. C’est pas une pute, se dit-il. Trop distinguée pour la Brigade des mœurs. »

 

̶̶  C’est un polar que tu écris ? c’est chiant les descriptions !

̶  Oui… non … peut-être…

̶  Elle s’appelle comment la fille ?  

̶  Je ne sais pas encore. 

̶  Ma prof de français nous disait que le nom est très important dans un roman. Quand on a étudié L’Assommoir de Zola, on avait fait une fiche sur tous les noms. Ça s’appelle le code onomastique.

̶  Merci du conseil ! 

̶  Alors la fille va se faire assassiner ? Bof ! c’est banal.  Tu vas raconter une histoire avec des voyous, des flics ? Ça intéressera personne ! c’est vieux, c’est vraiment trop vieux. Ça va faire Téléfilm de FR3, Meurtre à Trifouillis. Et si tu écrivais un thriller…avec une énigme à la Stephen King… des assassinats qui se multiplient, s’accélèrent. Ça c’est du suspense… de la terreur … de l’excitation. Là tu vibres ! 

̶  Très peu pour moi. Depardon, il me fait aimer cette rue ancienne, loin des villes modernes mais magnifiée par la lumière qui crée une atmosphère fantastique, celle des vieux films d’autrefois. Un jour, il faudra que je te montre le film de Jacques Tourneur, La Féline avec l’actrice Simone Simon. Il a été tourné aux États-Unis,  en 1942, la France était en guerre, tu comprends. C’est l’histoire d’une créatrice de mode qui semble hantée par une obsession. Elle serait la descendante d’une lignée de femmes félines qui se métamorphosent en panthères noires si on les excite. On pense d’abord qu’elle est folle mais quand son mari crée une situation qui provoque sa jalousie, elle adopte un comportement de fauve qui traque sa proie. Le noir et blanc est magnifique dans le film. La RKO n’a pas lésiné sur les effets spéciaux et le film a connu du succès.

 

Pour en revenir à la rue, j’ai l’impression de la reconnaître, cette rue qui me faisait un peu peur. Elle ressemble à celle par laquelle je faisais un détour lorsque certains soirs d’hiver, quittant le lycée, je prenais la tangente, juste un peu, oh ! pas longtemps, avant de rentrer chez mes parents pour commencer une interminable soirée de leçons et de devoirs. J’avais 17 ans, j’étais en terminale. Je travaillais d’arrache-pied pour avoir le bac. À cette époque-là, la majorité était à 21 ans. Tout était interdit. Un soir, je me suis accordé le plaisir d’aller jusqu’au bistrot qui était au bout de la rue en compagnie de ma copine Brigitte beaucoup plus délurée que moi : « Tu vas voir, y’a de la musique et le patron est sympa. » Moi, j’avais le cœur qui battait très vite. Tout à coup, un homme est sorti du bistrot en gueulant. Vu de dos, il était puissant, massif, un peu titubant dans le cercle de lumière que dessinait l’enseigne, il se dirigeait vers les ténèbres cahin-caha.  Par la porte entrouverte, une mélodie se développait comme les moires d’un tissu chatoyant sur laquelle la voix du Grand Jacques me saisit toute vive. On dirait aujourd’hui qu’il slamait ces paroles et que je les buvais :             

« Je crois qu’avoir envie de réaliser un rêve, c’est le talent.

Et tout le restant, c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline.

L’art, moi, je ne sais pas ce que c’est.

Les artistes, je connais pas.

Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose, et qui travaillent avec une grande énergie finalement.

Finalement, on raconte ce qu’on raconte. On raconte ce qu’on arrive pas à faire.

Un homme normal rêve de foutre le camp.

Il est urgent de ne pas être prudent, il faut être imprudent. 

Vous vous cassez la gueule et bah ! vous vous cassez la gueule.

Et puis quoi ? On n’en meurt pas de se casser la gueule.

On ne meurt pas d’humiliation ça n’existe pas.

Un homme normal rêve de foutre le camp.

La bêtise… ah ! La bêtise c’est terrible.

C’est la mauvaise fée du monde, c’est la sorcière du monde.

C’est la bêtise.

Il n’y a pas de gens méchants. Il y a des gens bêtes mais c’est pas de leur faute.

Y’ a des gens qui ont peur, ça c’est leur faute. Des gens qui ont peur et qui n’assument pas leur peur.

La bêtise, c’est de la paresse.

Je trouve ça d’une vulgarité abominable. Y’a rien de plus horrible qu’un homme malheureux, parce qu’un homme malheureux fait le malheur. » 

 

Saluant les derniers mots de Brel par un grand jet de pisse et un grand rot, l’homme s’engouffra dans les ténèbres de la rue sans nom.