Pourquoi avoir demandé à Josiane de me déposer au coin de la rue Couronne et d’être obligée maintenant de me taper toute cette maudite rue à pied avant d’arriver à la maison. 

J’ai voulu lui éviter un détour par ces rues à sens unique qui vous obligent à faire le tour du quartier. J’ai peur la nuit, j’ai toujours eu peur la nuit et dans ma grande bonté pour contenter mon chauffeur j’ai été dire : « laisse-moi là, je suis à deux pas ». Tu parles, c’est bien à dix minutes à pied et en marchant vite encore.

 

J’ai peur la nuit, déjà toute jeune je n’osais même pas traverser la cour de l’immeuble en rentrant du piano,  le soir en hiver, j’attendais sous le porche que quelqu’un se manifeste pour traverser, me précipiter dans le couloir et monter les étages quatre à quatre comme si un fantôme allait me saisir et m’emporter.

 

Mais là,  cette sale rue, je la déteste avec ses réverbères palots, le trottoir glissant et ces pavés assassins. Pas un commerce, pas une devanture pour égayer cette traversée et ces portes cochères qui ne demandent qu’à vous happer. « Oh ! Des pavés, ça glisse là ! »

Mais quelle idée d’avoir mis des talons hauts pour me grandir ! Je me suis toujours trouvée trop petite, je n’avais qu’à mettre une paire de mocassins dans mon sac et ni vu ni connu, une fois Josiane partie, je soulageais mes pieds et j’enfilais la rue au pas de courses au moins jusqu’à l’enseigne du bistrot des frères René qu’on voit au bout et qui n’arrive pas bien vite. 

 

On dirait que l’enseigne recule à mesure que j’avance. A ce train là, c’est la plus longue rue de Paris. Je n’avance pas avec ces chaussures et je vais me tordre les chevilles, c’est sûr.

Flûte !  J’entends des pas derrière moi, il manquait plus ça et je sens que mon suiveur se rapproche. « Ne te retourne pas, fillette, accélère ! »,  « Quelle rue je vous jure ! ». « Mais pourquoi je passe par là, c’est pas la première fois que je me fais la réflexion ».

 

Déjà pendant la guerre, la rue n’avait pas bonne réputation, il y a eu des histoires avec la Gestapo, ils ont arrêté des juifs qu’on n’a jamais revus et il y avait aussi la mère de Paulo qui en avait caché d’autres dans sa loge de concierge. C’est une rue à histoires et les pas se rapprochent maintenant. Je vais me retourner et lui flanquer un coup de sac à mains. Les pas s’arrêtent, je me retourne et j’ai juste le temps de voir un parapluie qui disparaît derrière une porte qui claque.

C’est mon cœur qui va claquer à ce train-là et d’ailleurs à propos de la mère de Paulo, il y a le fiston Paulo qui, à cette heure doit taper le carton au bistrot qui se rapproche enfin.

Je vais m’arrêter pour prendre un petit remontant et si j’osais, je demanderais bien à Paulo de me raccompagner jusqu’à mon immeuble. Paulo, il en pince pour moi. Il parait que c’est un joli cœur alors je me méfie, je ne voudrais pas faire partie de son tableau de chasse et qu’il s’en vante auprès de ses potes du bistrot, alors prudence ma fille.

 

Nous y voilà, avant de passer la porte,  je jette un dernier coup d’œil dans la rue, on en voit pas le bout dans la nuit. Que c’est mal éclairé ! Personne et juste cette pauvre fille qui vient de la traverser à s’en tordre les chevilles.

 

  • Bonsoir tout le monde
  • Mais c’est notre petite Suzette, qu’est ce qui vous mène à cette heure Mademoiselle Suzette ?
  • Monsieur René, j’étais chez des amis à une réunion et c’est Josiane qui m’a raccompagnée jusqu’à la rue Couronne. Quelle tristesse cette rue qui n’en finit pas !
  • Pour sûr, c’n’est pas la rue la plus gaie du quartier, n’est ce pas Paulo ?
  • Fallait m’le dire, j’vous aurais attendue en début de la rue Mademoiselle Suzette.
  • Ben, comment auriez vous pu savoir à quelle heure j’allais rentrer Monsieur Paulo ?
  • Vous savez très bien que je vous aurais attendue toute la nuit s’il avait fallu Mademoiselle Suzette.
  • N’en faites pas trop Paulo, je vous vois venir avec vos gros sabots.
  • Remarquez qu’avec des chaussures à talons comme ça, pas facile de marcher sur les pavés mouillés, n’est ce pas Mademoiselle ?
  • Allez, je vous sers une petite framboise Suzette, c’est la maison qui régale et toi Paulo au lieu de bailler aux corneilles, tu raccompagneras Mademoiselle jusqu’à chez elle et tu lui tiendras le bras pour lui éviter de glisser car tu as l’air de t’y connaître en chaussures à talons.
  • Jusqu’à ma porte alors, merci. Merci Monsieur René.

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  • Acceptez que j’emprunte votre bras Mademoiselle Suzette

 

  • Et pas trop vite,  s’il vous plait Monsieur Paul 

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Josiane a déposé son amie Suzette à l’angle de la rue Couronne après lui avoir proposé de la raccompagner directement chez elle en sachant pertinemment que cette peureuse n’oserait pas lui demander d’aller plus loin. Après tout, elle fait bien ce qu’elle veut.

 

 Josiane est un peu jalouse de Suzette, de son charmant minois, de sa taille fine, de sa voix, enfin de tout. D’ailleurs à cette réunion mensuelle des « amis du cinéma », elle a bien remarqué que les copains faisaient plus ou moins le beau autour de Suzette et qu’on l’écoutait plus qu’elle quand elle commentait les films.

 

Avec les garçons,  La Suzette, elle est toujours sur la défensive, on ne l’a jamais vu entreprendre un copain pour le ramener chez elle ou bien elle est très discrète mais ça se saurait, tout se sait. Josiane, c’est différent, humblement elle profite de sa jeunesse. Et puis Josiane est jalouse car dans leur petit groupe d’amateurs de ciné, Suzette jouit d’une certaine autorité, elle a fait de la figuration dans quelques films un peu par hasard, d’après elle. Elle a même dit deux mots « Merci, Monsieur » à un comédien qui dans son texte la trouvait jolie. Alors, bien sûr les copains du club trouvent qu’elle a l’expérience du cinéma ce qui augmente le poids de ses avis et interventions.

 

Ce que seule Josiane sait, après des confidences de Suzette dans la voiture du retour et qui l’a déposée à l’angle de cette satanée rue Couronne, c’est que le réalisateur,  où Suzette a joué les utilités le matin-même,  l’a remarquée.

 

  • Mademoiselle, ça vous dirait de faire du cinéma ?
  • Je saurais jamais Monsieur, j’ai pas appris.
  • Les autres non plus, j’aimerais vous offrir un petit rôle dans mon prochain film
  •  Vous m’avez bien regardée, je suis ordinaire
  •  Justement non, vous ne l’êtes pas, vous êtes ravissante. Je vous envoie une voiture demain matin à 9 heures, chez vous. Voyez avec mon assistant pour les détails, je suis sûr que vous serez parfaite et je vous aiderai. À demain !
  • Euh ! Merci Monsieur, À demain.

 

Il y a de quoi être jalouse, qu’est-ce qu’elle a de plus que Josiane, cette pimbêche ?  Josiane est grande, charpentée, une chevelure à la « Casque d’Or » et n’a pas froid aux yeux et c’est la timorée qu’on remarque. 

Josiane espère que Suzette va se tordre les chevilles sur les pavés et que demain matin, tout va tomber à l’eau, la voiture, le réalisateur et le cinéma.

Voilà donc Suzette partie au bras de Paulo. C’est Paulo qui fait la conversation trop content de faire un bout de chemin avec Miss « taille de guêpe » au bras. C’est comme ça qu’ils l’appellent quelquefois chez les René, enfin quand elle n’est pas présente. Ce n’est pas parce que qu’on n’est pas des intellectuels qu’on n’est pas bien élevés,  comme ils disent.

 

Suzette, elle sait aussi qu’il va lui proposer de la raccompagner jusqu’à son appartement, le coquin, elle sait aussi qu’elle va refuser, prétextant un rendez-vous demain de bonne heure et que la concierge,  si elle n’est pas dans les étages à cette heure tardive, elle surveille les allers et venues depuis sa loge derrière les rideaux. Elle parle régulièrement de respectabilité de l’immeuble, alors vous comprenez, amener un garçon la nuit, vous n’y pensez pas, même ou surtout s’il s’agit de Paulo.

 

Son rendez-vous demain, c’est la voiture envoyée par Monsieur Clair, sa proposition l’a prise au dépourvu, faire du cinéma jamais elle n’aurait osé y penser. Quelle drôle d’idée ! Pourquoi elle ? C’est vrai, elle adore le cinéma et elle court voir le plus de films possible au ciné du quartier. Elle se ruine en allant voir le même film plusieurs fois dans la même semaine mais de là à passer de l’autre côté de l’écran, la marche est haute.

 Le hasard l’a conduite à faire un peu de figuration en rôdant près des studios ou sur les lieux de tournage en ville mais être remarquée par un réalisateur et pas des moindres. 

 

Dans le quartier et chez les frères René, on est a mille lieues de tout ça, même Paulo a dit que le ciné, c’est pour les oisifs qui n’ont rien à faire,  alors elle est sûre que personne ne viendra la taquiner et se moquer d’elle. De plus Josiane ne fréquente pas son quartier : « trop de prolos ».  

Alors elle peut dormir tranquille, si ça tourne vinaigre personne n’en saura rien et elle n’est pas dupe de la jalousie de Josiane qui serait trop heureuse de son échec

 

Pour l’instant, elle est rassurée au bras de son chevalier servant. Paulo jouit d’une certaine aura dans le quartier.  Après la libération, les résistants ont été reçus à la Mairie et ils ont remercié ceux qui les avaient aidés ainsi que Paulo qui avait rendu de grands services pendant l’occupation. Paulo n’est même pas venu à la manifestation publique ce jour-là, il était à la pêche et quand chez les René on lui a demandé des détails, il a juste dit : « ben, j’ai fait le boulot, c’est tout ».

Bien sûr, tous les gens du quartier ont été au courant et on lui a immédiatement demandé de rendre des services, réparer une serrure, changer un robinet, colmater une fuite, monter des meubles dans les étages et cætera. Alors, il a commencé à se faire payer pour les « services » et dans la cour de l’immeuble où sa mère avait été concierge, sur une petite cabane en bois,  il a écrit à la peinture blanche – Paulo, services et réparations – et il fait le boulot.

Pour lui et le boulot ce soir,  l’affaire s’est arrêtée à la porte de l’immeuble de Mademoiselle Suzette, il n’a même pas tenté de l’embrasser au risque de ruiner ses chances,  de plus Suzette avait bien autre chose en tête.

 

Si sa pérégrination dans la sombre rue Couronne l’avait perturbée, son sommeil a été bien agité. Elle s’est vue face à des comédiens célèbres et hautains, à un réalisateur exigeant.

Des gens qui n’avaient plus rien avoir avec ceux qui s’agitent sur l’écran du cinéma « le Berry ».

Elle s’est vue incapable de jouer et d’ouvrir la bouche devant tous ces professionnels. Elle a même rêvé de Paulo qui, quelque part, lui proposait une vie plus ordinaire et monotone à portée de sa main. Elle a rêvé qu’elle n’aimait pas Paulo au point de gâcher sa vie avec lui. Elle a rêvé et… elle s’est réveillée en se disant que jamais elle aurait dû accepter ce rendez vous, cette invitation cinématographique, que ce n’était pas pour elle, la fille du peuple. 

 

Tout étourdie, elle s’est retrouvée sur le trottoir, devant chez elle,  habillée de sa robe rouge « porte bonheur » et chaussée des chaussures « traites » sur les pavés glissants, pas maquillée en se disant « ils me prendront comme je suis ».

La voiture est déjà là, le chauffeur tient la porte arrière ouverte avec une casquette à la main, elle fait mine de monter à l’avant : « vous serez mieux à l’arrière, Mademoiselle ». En bonne fille du peuple, elle obtempère et c’est parti.

 

Le chauffeur lui demande si elle est bien installée, elle acquiesce d’un signe de tête visible dans le rétroviseur. Suzette a posé ses deux mains sur la moleskine froide du siège, elle regarde la nuque du chauffeur et s’attarde sur la casquette blanche, son cœur bat si vite qu’elle en oublie le ronronnement du moteur. 

 

On vient de quitter sa rue,  après trois minutes on passe lentement devant le bistrot des frères René, il y a de la lumière, ils sont ouverts depuis au moins six heures du matin, il y a de la buée sur les vitres et on ne voit pas à l’intérieur. Elle imagine l’odeur du café et du tabac, le brouhaha au bar où on joue des coudes.

 

Les voilà rue Couronne, il y a du monde sur les trottoirs mais c’est toujours aussi triste, pense-t-elle. Les pavés brillent toujours autant, elle regarde ses chaussures et tourne la tête pour regarder par la vitre arrière de cette voiture avec chauffeur, elle voit l’enseigne au loin qui rapetisse et la rue qui se rétrécit, elle reprend la pose, les mains posées sur la moleskine et inconsciemment, au fond d’elle-même elle sent, elle sait que ce petit monde disparait en douceur à tout jamais de sa vie,  alors elle se cale, au mieux au fond du siège confortable de cette voiture de maitre qui accélère en s’engageant sur les grands boulevards. 

 

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