Il faisait nuit, la pluie de bombes avait cessé, la ville était plongée dans un silence de catastrophe. On entendait crépiter çà et là des feux de voiture ; des décombres s’élevaient des gémissements confus. Les rues, ou ce qu’il en restait,  étaient désertes, les immeubles éventrés, les vitrines au rez-de-chaussée, brisées. La guerre avait tout ravagé, ne laissant que des ruines et des cendres.

            

            Le ciel était noir, strié de fumées et d’éclairs ; par miracle, dans ce quartier, l’électricité fonctionnait encore. Au coin d’une avenue un homme se tenait à la lueur d’un réverbère.  Il était là, figé dans la lumière blafarde. Il portait un pull et un pantalon informe, déchiré, les cheveux gris de poussière, une besace à l’épaule et un bout de bois à la main droite. Il scrutait l’obscurité avec méfiance, çà et là, sur les côtés sombres, guettant le moindre signe de danger. Il savait qu’il n’était pas le seul à errer dans cette ville morte ; il y avait les soldats, les rebelles, les pillards, tous prêts à tuer pour survivre ; la férocité d’une jungle humaine.

            

            Soudain un bruit derrière lui ; il se retourne prêt à bondir. Une petite fille sort de la ruelle à sa droite ; elle a dans les sept à huit ans, cheveux hirsutes, vêtements en lambeaux,   les yeux écarquillés d’angoisse dans son visage noirci. Elle tient dans ses bras un chien maigre et blessé, du sang séché sur le pelage clair.

            Elle s’approche lentement de l’homme, comme si elle cherchait de l’aide. Il hésite.  amie ou ennemie ? Malgré sa peur, il avance vers elle ; à quelques pas, elle lui sourit craintivement : « Moi, c’est Lisa et mon chien c’est Léon ; mon chien il est blessé. Dis, il va mourir ? »

Elle caresse le petit corps chaud qui frémit sous sa main. « Il a faim aussi. »

L’homme pense aux deux rations et au pain dans la besace à son bras ; il était allé chercher quelques rares vivres à la ville.

 

            La lumière du réverbère éclaire la scène, ils restent plantés là, tous les deux, sans souci du danger qui peut surgir et s’abattre à tout moment.

            « Viens ! dit-il, j’ai de quoi manger ; on va s’abriter…»

            Ils marchent vers la grille défoncée d’un jardin qu’on devine vaste malgré l’obscurité, à la lumière des éclairs et des déflagrations voisines. Ils s’assoient sur un banc de bois écroulé dans l’allée ; du pain ,deux boites de survie, au contenu indéfinissable. Lisa plonge les doigts dans une boite, Léon jappe. L’homme regarde aux alentours si rien ne vient ; il est là,  les protège. Il garde un bout de pain au fond du sac, car il a faim lui aussi. À sa gauche, l’ombre d’une carcasse de voiture fait une silhouette menaçante. « Moi, c’est Jonas ! Tu es toute seule ? Où sont tes parents ? »

Lisa montre l’obscurité d’un geste indécis.

« Par là, sous notre maison. ». Elle désigne des gravats, au bout de la rue.

«  On est là, moi et Léon ! Mon petit frère on l’a pas retrouvé ! »

« On va sortir d’ici ! On va sortir de la ville !» dit Jonas

            

            Toute la journée ils marchèrent dans les décombres, puis à travers les champs criblés de cratères, pour éviter les rues et les redoutables barrages.

            Hagarde, automatique, son chien dans les bras, Lisa suivait Jonas, sans un mot, sans se plaindre, un pied devant l’autre, et encore et encore. Léon gémissait doucement.

            Une sombre bâtisse au milieu d’un champ, un homme sur le pas de la porte. Jonas le reconnait et il reconnait Jonas. L’ancien maitre d’école de son village tout proche et totalement dévasté. Il montre Lisa et le chien : « N’ayez pas peur, ils sont avec moi ! On va vers la montagne. On peut dormir ici, ce soir ? » L’homme montre la grange à foin et l’étable désertée.

« Dormez là ! Dépêchez-vous ! »

Ils entrent dans l’étable. Il fait doux et chaud, de la chaleur des bêtes couchées ici hier encore.

            « Demain, on repartira. » dit Jonas.