Bien des années ont passé. Nous retrouvons Jonas.

            Il avait 22 ans lors de cette effroyable guerre qui a emporté son père mobilisé, tué au front. Dans leur petit village, plus de troupeau, des terres ravagées par les mines. Sa mère a quitté la ferme familiale. Jonas a trouvé du travail sur un chantier de reconstruction ; relever le pays, se relever, se battre pour subsister.

            Un mariage, deux garçons et une fille plus tard il est grand-père à la retraite.

 

            Il n’a cessé d’aimer la campagne ; le lac tout proche, son lieu de prédilection. La pêche son passe-temps favori. Dans son petit bateau, il rame , il pêche, il contemple sans voir ; il se souvient parfois de Lisa et de son chien Léon.

            La ville voisine a été reconstruite et se déploie en gigantesques buildings. La démarche écologique a entouré la ville d’arbres et de verdure. Les humains ont pris conscience de l’absolue nécessité de protéger la planète et de modifier leur attitude envers la terre qui les nourrit, envers l’eau, source de vie. La conscience que nous ne sommes plus les maitres du monde, mais des pèlerins de passage. Le réchauffement climatique a favorisé tant de catastrophes, sécheresses, inondations, typhons, ouragans ; ces événements ont précipité cette prise de conscience. La crise mondiale de l’énergie a conduit les humains à devoir limiter leurs besoins ; l’usage des avions, des trains, des voitures a été sévèrement réglementé, ces moyens de transport devenus ennemis de la planète. On consomme moins mais mieux, on voyage moins mais de façon plus raisonnée. Ainsi, les villes ont été interdites aux voitures, les campagnes ont vu le retour des petites exploitations, on a replanté les haies arrachées quelques années plus tôt.

 

            Jonas est un homme simple comme il y en a tant. Il ne voit pas (ou ne veut plus voir) les soubresauts du monde et l’évolution autour de lui. Il est lassé de l’agitation médiatique et indifférent aux conflits des idéologues. Depuis longtemps il a éteint son téléviseur et ne conserve que le portable indispensable pour communiquer avec les siens. Les guerres passées ont laissé sur lui une empreinte durable ; au cœur, il porte de lourdes séquelles,  il a perdu l’enthousiasme de sa jeunesse. Enclin au pessimisme, il pratique une sorte de décroissance naturelle. Désenchanté, il vit replié sur lui-même et sur ses petits-enfants.

            Sur la porte de son frigidaire il a collé un « magnet » offert par sa fille qui le connait bien: « j’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ». Adage provocateur dans sa naïveté apparente et qui montre bien son profond désarroi. Dans ce monde nouveau, il peine à trouver sa place. Comme une décroissance émotionnelle : grand-père tranquille, petit homme gris.

 

            Ce matin il est parti sur le lac pour la journée avec Tim son petit-fils de sept ans. L’enfant a voulu emmener avec lui son chat et le chardonneret chanteur dans sa cage. C’est compliqué mais que ne ferait Jonas pour faire plaisir à son petit-fils ?  Journée mémorable car c’est l’anniversaire de Tim dimanche ; la partie de pêche est son cadeau. Le petit matin c’est bon pour la pêche ; le lac est encore calme, du calme de la nuit. L’eau est d’un bleu tendre, grisé. Jonas rame avec la force de l’enthousiasme retrouvé. À l’avant, Tim et ses deux compagnons ; équilibre compliqué sur le petit banc de bois ! Le grand-père et Tim ont revêtu leur gilet de sauvetage ; avec l’âge on devient prudent.

            L’enfant questionne : « c’était comment quand il y avait des voitures en ville, quand les trains faisaient de la fumée en sortant des tunnels ? Dis papy ! c’était comment quand tu montais à cheval ? »

            Tim confond les époques, il les mélange entre elles; pour lui, le passé est une féerie, pas une chronologie ; comme un livre dont on parcourt les images en le feuilletant.

« Quand tu étais jeune, Papy, il y avait des avions dans le ciel, des voitures sur les routes, des tracteurs ? Ils étaient beaux quand même les tracteurs ! Dis! Il y en avait un chez ta maman ? »

            Le petit garçon écoute avec attention. Jonas peine à lui expliquer l’évolution du monde, de l’environnement et des techniques. Et cette incapacité l’attriste un peu. Alors il lâche prise, et se dit qu’après tout, savourer l’instant qui s’offre à lui avec son petit fils, c’est le meilleur remède contre la tristesse et la fuite du temps.

 

            Jonas a posé les rames au milieu de la barque. On entend des froufrous d’ailes sur les berges, les roucoulades et les trilles des oiseaux du marais. Le plus merveilleux reste à venir : quelques gouttes de pluie, Papy Jonas, précautionneux, a amené son grand parapluie, le très grand, celui des bergers. Il le déploie, l’ouvre au-dessus de leurs têtes, à la fois abri et voile, la voile qui mène vers le monde imaginaire et les jours heureux.

            Ils sont ensemble au creux de la parenthèse enchantée.