L’évènement a eu lieu le 30 avril 2022. Paris sur scène. La salle Gaveau est comble pour la cérémonie de la remise des diplômes de la grande école AgroParisTech. Elle va durer trois heures. Ambiance cool, musique disco, éclairage vert ou violet pour fêter les 406 ingénieurs frais diplômés. Le principe est le suivant : Ils montent sur scène, célèbrent en groupe ou en solo leurs études sous les applaudissements des alumni, de la famille, du corps enseignant et des chefs d’entreprise. À la soixante-quinzième minute, huit jeunes diplômés, filles et garçons, entrent sagement en file indienne sur le plateau et se placent devant le micro. Une fille s’avance : « Y’a pas que Lola qui va prendre la parole. Nous tous… enfin … on est un collectif … on va prendre la parole ».  Chacun, chacune, à tour de rôle, avec la gaucherie d’un âge encore tendre et peut-être aussi la crainte des réactions du public, balance un pavé dans l’inertie collective et les atermoiements face à la crise climatique et environnementale que nous traversons.

 Le public abasourdi entend des mots inouïs : « On va pas faire semblant d’être fiers de suivre une formation qui participe aux ravages sociaux et écologiques en cours ». Tous dénoncent l’agro-industrie qui « mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre ». Le discours devient politique. Ils ne croient pas que les sciences et les techniques soient neutres, apolitiques, mais qu’en réalité elles servent le capitalisme et l’ordre social dominant. 

Un jeune homme détaille les horreurs qu’ils vont commettre dans leurs laboratoires grâce à cette formation hautement qualifiante : « Trafiquer des plantes pour les multinationales qui asserviront les agriculteurs ; concevoir des plats préparés et ensuite des chimiothérapies pour soigner les maladies qu’ils ont provoquées ; développer des énergies – dites vertes – qui accélèrent la numérisation de la société tout en polluant et en exploitant les êtres humains et les terres à l’autre bout du monde, etc…».

Et la salle d’applaudir ! 

Il condamne « ces jobs destructeurs ».  Les choisir c’est nuire à la société en servant les intérêts exclusifs d’une personne ou d’une multinationale. Une jeune femme enfonce le clou en déclarant que ces débouchés négatifs leur sont vantés comme des opportunités pour faire de brillantes carrières alors qu’on ne leur parle jamais des diplômés qui ont choisi la tangente pour faire des expériences innovantes plus respectueuses du vivant. 

Un autre constate que le doute s’est instillé dans leur vie d’étudiant en agronomie : « Nous voulons vous dire qu’il y a quelque chose qui cloche ! Nous refusons ce système ! ».  Puis dans un grand élan vers le public, il s’écrie : « Que ce doute soit quotidien ! ». Quelques applaudissements fusent. 

 « Quelle vie voulons-nous ? »  Ils rendent hommage à celles et ceux qui respectent leurs idéaux en travaillant dans les marges du système. Au moment de choisir leur engagement professionnel, social et politique, ce sont ceux-là qui les inspirent et non la réussite du cadre supérieur. Ils ne choisissent pas la richesse, le prestige, le patron cynique, le pavillon remboursable sur trente ans, les voyages en avion, les vacances, la surconsommation, le burn-out à quarante ans.  Mais ils s’engagent dans une tâche plus humble, plus juste au service de la protection de la terre, des arbres, des animaux, des humains. Les jeunes gens s’avancent vers le micro à tour de rôle pour exprimer leur choix avec la gravité d’une profession de foi : 

« Je choisis de vivre dans une ZAD où je fais de l’agriculture collective et vivrière. 

Je veux une écologie populaire, décoloniale et féministe. 

Je suis en cours d’installation en apiculture dans le Dauphiné. 

Je rejoins le mouvement des « Soulèvements de la Terre » contre l’accaparement des terres agricoles et leur bétonnisation. 

Je vis à la montagne où je fais un boulot saisonnier et je me lance dans le dessin. 

On s’installe en collectif dans le Tarn sur une ferme « Terre de liens » avec un artisan boulanger, des brasseurs, des arboriculteurs.

Je me forme pour m’installer demain et vivre de mes mains, être plus forte et plus heureuse. 

Je m’engage contre le nucléaire. »

 

C’est alors que l’un d’entre aux s’avance vers les spectateurs surpris, figés. Il les prend à partie.  Des mots volent : « L’énergie bout…Désertons…N’attendons pas…Vous pouvez bifurquer maintenant ! » 

« À vous de trouver vos manières de bifurquer ! »

Percutée, la salle explose en acclamations. 

Quelques têtes à cheveux blancs glissent d’un air blasé : « Ils sont jeunes, pleins d’illusions… rien n’est nouveau sous le soleil…il faut bien avoir des rêves… déjà nous en mai 68…le Larzac… élever des moutons… vendre du fromage… vivre en communauté autogérée ». Une enseignante rappelle à ses voisins qu’il y a toujours eu des contestataires. Beau joueur, le directeur d’AgroParisTech y voit la richesse de l’école qui favorise la diversité des points de vue. Il rappelle à une journaliste que l’intervention de ces huit diplômés est minoritaire et que les plus nombreux ont choisi d’autres voies. 

La séquence a duré sept minutes, sept minutes de rupture sur trois heures de cérémonie officielle, sept minutes qui glissent de You Tube vers les réseaux sociaux. Résultats : 400 000 vues au bout d’une journée puis un million en une semaine ! Les réactions oscillent entre stupeur, panique, empathie, critique mais le discours radical et politique des huit « bifurqueurs », comme on les appelle désormais, suscite des débats et fait boule de neige. Un leader politique y voit « l’espoir le plus grand », des chercheurs saluent la puissance du discours, d’autres analysent la crise de confiance qu’ils ont révélée, les médias commentent l’événement. Le soleil se lève dans les Grandes Écoles et dans les Universités. Une brèche s’est ouverte : d’autres élèves des Grandes Écoles – Polytechnique, HEC, Sciences Po, diverses écoles d’ingénieurs – font de leur cérémonie de remise des diplômes une tribune politique où ils expriment leurs doutes quant à un avenir qu’on leur promettait radieux. Eux aussi veulent « bifurquer ». 

Bifurquer, bifurcation, ces mots qui appartenaient aux domaines de la philosophique, des mathématiques et des sciences mais aussi des Ponts et Chaussées viennent de débouler dans mon quotidien. Je sens qu’ils ne nous limitent pas à choisir une voie au carrefour de deux routes. L’espace qu’ils ouvrent est bien plus vaste au carrefour des possibles. Les jeunes gens ont lancé un appel au mouvement collectif sans pour autant parler de « révolution », de « transition », mots usés qui ne permettent pas, à leurs yeux, de penser le XXIème  siècle. L’injonction à bifurquer m’extirpe de la désespérance provoquée par la promesse du Grand Effondrement. Je vais relire David Thoreau, créer des petites oasis où les gens se rencontreront et des images de bonheur comme celle du pêcheur dans sa barque, au milieu du lac, protégé sous le grand parapluie de berger.

À nous de trouver nos manières de bifurquer ! 

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