Voilà, c’est fini, dernière représentation, j’ai salué le public et je suis parti, la lumière du projecteur me suit encore quelques secondes pour m’inciter à revenir sur le devant de la scène, mais je n’en ai pas envie, je me sens vide. Vide comme le grand vide…là…au troisième rang, fauteuil 13 en partant de l’allée centrale.

Je sais que demain les réseaux sociaux vont sonner l’hallali, se demander pourquoi Tristan René n’est pas revenu saluer avec le reste de la troupe.

Aurait-il pris la grosse tête, ou bien oublié que c’est à nous qu’il doit sa maison avec piscine, jacuzzi et tout ? Ouais, je l’ai vue sur facebook, trop belle, non mais…pour qui il se prend ?

Mais comment leur avouer que depuis un an, ce n’est pas pour eux que j’arrive chaque soir avec l’envie d’être meilleur que la veille, mais pour voir son regard se poser sur moi ? Et que chaque soir, je risque d’oublier mon texte à m’attarder peut-être une seconde de trop sur son visage.

J’aimerais pouvoir dire que dès la première, je l’ai remarquée, silhouette bien droite sur son siège, attentive comme à l’école, mais ce serait mentir. J’étais trop tourmenté par le trac pour oser jeter un coup d’œil dans la salle qui m’apparaissait comme une énorme bouche ouverte, prête à me happer. Mon premier grand rôle, le chevalier Hans, amoureux malheureux de la belle Ondine. 

C’est ma partenaire Anaïs qui, le quatrième soir, à l’entracte m’a demandé :

  • Tu as vu cette fille, au troisième rang, ça fait quatre soirs qu’elle est là, on peut aimer Giraudoux, mais à ce point, c’est du vice.

Et elle avait ajouté malicieusement :

  • À moins qu’elle soit amoureuse du séduisant Hans, comme Ondine.

Quand le rideau s’était rouvert, j’avais réussi à repérer la spectatrice assidue mais l’image restait floue et ce n’est qu’au fil des représentations que son visage me devint familier et ainsi, avant chaque entrée en scène je me mis à entrouvrir le rideau pour jeter un coup d’œil dans la salle. Elle était là. Tout pouvait commencer, j’étais Hans, elle était mon Ondine.

Les copains de la troupe m’avaient assuré que je finirais bien par la rencontrer, qu’un jour elle allait m’attendre à la sortie de ma loge, comme toute bonne groupie. Je pourrai lui parler, elle me racontera qu’elle est amoureuse de l’auteur qui sait si bien décrire les tourments de la passion, que c’est son prof de littérature qui le lui a fait découvrir, qu’elle a pris un abonnement au théâtre uniquement pour voir cette pièce, que…Et à ma question, quel personnage préférez-vous ? Elle répondra, Hans, c’est si beau ce qu’il dit à Ondine. Comme j’aimerais qu’on me parlât ainsi et elle lèverait les yeux au ciel, les deux mains croisées sur sa poitrine.

  • Eh Tris, t’arrives, arrête de rêvasser, on t’attend, Anaïs nous invite au Cul de paille.

Et comme presque chaque soir, je suis le mouvement, ma belle inconnue ne m’attendait pas à la sortie de ma loge, j’avais beau scruter les derniers spectateurs qui s’attardaient devant le théâtre. Elle avait disparu.

La pièce remporta un énorme succès et fut prolongée de semaine en semaine. J’attendais la dernière avec angoisse et chaque soir je me disais : « aujourd’hui, il faut que tu lui parles, sinon c’est foutu » mais chaque soir, j’avais beau m’éclipser le plus rapidement possible après la tombée du rideau et bondir dans le hall du théâtre, elle était déjà partie Une fois j’ai couru après une silhouette qui s’éclipsait. Mademoiselle ! Elle se retourne, ce n’est pas elle. Déception et en plus j’ai l’air d’un con.

Et puis, il y a eu ce soir, bien avant la dernière, où, à sa place : une fille quelconque. Comment pouvait-elle être belle puisque ce n’était pas ELLE ? Comme tous les autres soirs, mes camarades et moi, nous eûmes droit aux applaudissements. Je ne les méritais pas, j’avais la sensation d’être un usurpateur. Tu joues comme un cochon, c’est en ces termes que je m’admonestais tout au long de la pièce. Qui me parut longue…mais longue !

Après le spectacle, je fis un effort pour suivre la joyeuse troupe et je dois reconnaître que dix shots plus tard, mon optimisme avait atteint le niveau de mon ivresse. Au taquet, le gars, prêt à repartir pour une nouvelle représentation. 

Et elle sera là. Elle est là. Son beau visage tendu vers moi. Mon Ondine adorée. Je me noie dans la ferveur de son amour. Je hoquète. Je perds conscience. Je me répands entre deux tables. Après une faille spatio-temporelle indéterminée, je suis dans mon lit. Et je sombre.

Le lendemain, en plus de la gueule de bois, j’avais conservé de la soirée alcoolisée l’espoir de la revoir et c’est avec un relatif optimisme que j’entrouvris le rideau de scène. Hélas ! SA place était occupée par un jeune barbu. Le même scénario se reproduisit jusqu’à cette ultime représentation, seuls variaient les visages qui se succédaient. Un dernier regard à la place N° 13 du troisième rang. Adieu Ondine.

Et je tournais le dos à la scène, refusant au public le salut qu’il attendait.

Les années ont passé et j’avais oublié mes émois de débutant quand Carole, la costumière me rapporta une anecdote : autrefois, elle avait rencontré une jeune fille qui était à la rue et pour lui permettre de se réchauffer, elle l’avait fait entrer dans le théâtre plusieurs soirs de suite. Elle s’appelait Hélène. Non, elle ne l’avait jamais revue.

Je ne fis aucun commentaire mais une petite déflagration me fit tressaillir. Je n’avais pas oublié. Dans ma mémoire persistait l’illusion d’un rendez-vous manqué. Oui. Comme c’est dommage. Comme je l’aurais aimée *.

 

                                                                                                          FIN

 

*Emprunt à Jean Giraudoux.