Le patron du bistrot qui nous avait vu arriver et rester bras ballants sur le seuil, nous fait signe d’entrer. Hésitation des deux filles qui se concertent sur la première marche. Un buveur en veston-cravate nous encourage en levant son verre ; au comptoir, des hommes en bleu de travail, des ouvriers peut-être, se détournent de leur bière pour regarder vers la porte. Des lycéennes avec leur sac de classe ? Salut les nénettes ! La voix de Brel enchaîne Amsterdam.  

 

 

Dans le port d’Amsterdam

Y a des marins qui boivent 

Et qui boivent et reboivent

Et qui reboivent encore

Ils boivent à la santé des putains d’Amsterdam

 

Le Grand Jacques chante comme si sa vie en dépendait. Je vois son visage en sueur, son regard halluciné dans le noir et blanc de la télé au-dessus du comptoir. Je sens l’odeur des frites et du poisson, les relents du port d’Amsterdam. 

Les hommes parlent fort, s’interpellent, se bousculent à grands coups de claques dans le dos. Une bagarre !... Une bagarre ? Non, ils éclatent de rire et avalent de grands verres de bière, tout en tournant la tête vers nous, toujours sur le seuil. Faut pas avoir peur les nénettes ! Le ton monte à nouveau dans un groupe, tente de couvrir la voix puissante de Brel : « Et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles ». Qu’est-ce que je fais là ? J’ai encore devant les yeux le corps puissant de l’homme ivre pissant et rotant avant de disparaître dans la nuit. Je commence à chercher mon souffle. Le temps s’est arrêté. C’est cru. C’est brutal. C’est trop. Uppercut dans l’estomac. Seule issue, prendre la fuite. 

 

Je décampe à toutes jambes, suivie de Brigitte qui détale aussi vite que moi ! Courir ! courir ! loin, le plus loin possible du bistrot, de la rue sombre, du trottoir aux pavés losangés, luisants et disjoints. Le petit talon de mon escarpin s’y coince. Arraché net ! Je tombe nez à terre, me relève, les genoux couronnés. Maintenant, à bout de souffle, je boitille. Fin du rêve d’aventure ! Nous courons droit devant nous, sans tourner la tête ni à droite, ni à gauche jusqu’à ce que la vitrine de la boulangerie Garetier nous arrête. Les gâteaux sont là, dodus, généreux, crémeux, vernis de sucre glace, de chocolat, promesse d’un monde rassurant, rond comme le jour. Brigitte susurre : Ça mériterait bien un gâteau ! Ils font le meilleur flan que je connaisse.

Aujourd’hui, le flan est un dessert qui a mauvaise réputation. Compact, insipide, bourré de colorants et d’arômes artificiels, sa pâte a, sous la dent, l’élasticité d’un caoutchouc. Il est devenu une pâtisserie bas de gamme dans les linéaires des supermarchés. Un étouffe-chrétien !

Rien à voir non plus avec le fameux Flanby des années 1980 dans son pot transparent aux parois cannelées. Son succès tenait autant à l’ingéniosité de son ouverture qu’à la crème jaunâtre, gélifiée, dégoulinante d’un jus caramélisé, hyper sucré qui tremblotait quand on renversait le pot dans l’assiette. Comment ne pas succomber à ces délices industriels gélatineux quand il fallait découper la chose avec finesse à l’aide d’une petite cuillère ?  Flanby ! Ce fut aussi le surnom donné à la fille d’une de mes amies par les garçons de sa classe de troisième, lesquels auraient aujourd’hui à rendre des comptes pour harcèlement.

Oui ! La situation méritait bien les douceurs d’un flan à la pâte feuilletée, s’écrasant délicatement sous la dent tandis que sous la fine couche dorée, une vraie crème aux œufs et à la vanille fondait dans la bouche.  Et là, dans la rue éclairée et familière, deux très jeunes filles, offraient aux passants l’image d’une gaieté folle. Dans un fou rire ininterrompu, elles se remémoraient l’exploit, la peur éprouvée et la joie d’avoir osé marcher jusqu’au bout de la rue sans nom.  Amsterdam. J’ai écouté la chanson en boucle pendant six mois sur mon pick-up, après avoir crashé mes escarpins, perdu le droit de sortir « même le dimanche », déclenché les remontrances de Sœur Marie du Christ-Roi, notre professeure de philo qui conclut l’entretien par « Dieu est avec vous ». J’ai entrepris alors une remise en question existentielle de tous les principes dans lesquels on m’avait éduquée.  Brigitte mourut dans un accident de voiture à l’âge de vingt-cinq ans. Amsterdam. J’avais dix-sept ans quand que je suis tombée amoureuse de la chanson du Grand Jacques. J’y reviens quelquefois. 

 

 

                                   

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