Dans son demi-sommeil Pauline a entendu la porte de son appartement se refermer doucement. Elle se tourne, se frotte les yeux et progressivement reprend conscience. Quelle nuit ! Elle ne comprend pas, ne se reconnait pas. Un peu après, assise les coudes sur la table et la tête dans les mains, elle reste là immobile, pensive. Elle ne sait rien de lui mais elle a été attirée alors qu'il se montrait menaçant. Oui, il cherchait à la racketter, il avait saisi son sac. Que s'est-il passé pour qu'elle n'ait pas peur ? Elle ne peut le dire. Tout a été rapide, immédiat, spontané. Elle se demande encore pourquoi. Elle, qui d'habitude est si timide, craintive, solitaire, tellement passive. Elle qui a une vie bien réglée par les exigences du quotidien, jamais d'imprévu, une vie des plus monotones. Soudain son téléphone sonne dans son sac. Sa sœur l'informe que sa mère a fait une chute. Il faut qu'elle se rende auprès d'elle, la conduire à l'hôpital, il faudrait qu'elle passe une radio. Elle reprend pied, se fait un café qu'elle avalera debout en regardant par la fenêtre, puis s'habille rapidement après un passage dans la salle de bain. 

Au volant de sa voiture, elle réalise qu'elle a dit oui, spontanément, sans réfléchir alors que cela fait des mois qu'elle n'a pas adressé la parole à sa mère. Aurait-elle pu dire non ? Impossible de dire non, de lui dire non. Sa mère le sait, elle en profite, sa sœur aussi. Sa sœur ne peut pas se libérer, sa sœur a des responsabilités professionnelles. Elle, ce n'est pas grave si elle s'absente un jour pour son travail, et puis, elle n'a pas d'enfants, pas d'obligations familiales. 

Elle sursaute, elle vient de se faire klaxonner méchamment, perdue dans ses pensées, elle a coupé la route à une voiture venant de sa droite. Elle pense qu'elle doit prendre-rendez-vous chez son garagiste, elle devait faire vérifier ses freins, elle craint que cela lui coute cher. 

Brutalement elle est envahie par un mouvement de colère, colère contre elle : je suis trop nulle, trop bonne poire, je me fais avoir, en plus personne ne m'aime, pour ma mère il n'y a que ma sœur qui compte. Puis elle sourit. Cette nuit, c'était différent. Elle a compté pour quelqu'un, il lui a dit des mots doux, elle a éprouvé de la tendresse, elle s'est senti frémir sous les caresses et pourtant c'était un voyou. 

Elle arrive chez sa mère, elle prend son temps pour stationner sa voiture correctement, elle arrête le moteur, tire le frein à main, rassemble ses affaires, son sac, son foulard, sa veste. Elle n'est pas d'humeur à se retrouver face à sa mère. Elle n’a pas eu l’idée de vérifier, mais non, il ne lui a rien volé, son portefeuille, son argent, ses papiers, tout est bien là. 

Elle reste un moment figée, cette vieille femme, dans le salon, assise dans son fauteuil, c'est bien elle ? Elle ne l'a jamais vue comme ça : tassée, ratatinée, rapetissée dans son fauteuil, mal fagotée dans son peignoir délavé, échevelée. Mais découvrant sa présence, sa mère se redresse : Ah ! Tu arrives, apportes moi un verre d'eau, j'ai soif et puis arrange mon oreiller, j'ai mal au cou. Pas un bonjour, pas un mot gentil, pas même un bonjour ! Elle se sent poupée de chiffon, malléable, sans volonté. Elle voit cette ride au milieu du front, son regard et son doigt, et elle n'est plus que soumission. Elle est un prolongement de sa mère, elle est ses mains qui saisissent, rangent, portent, ses jambes vont, viennent pour sa mère.

Cette nuit, il lui a dit qu'il aimait ses yeux, ses cheveux, que sa peau était douce, qu'elle avait un beau sourire. Cette nuit elle s'est sentie exister, elle a été regardée, admirée. Cette nuit, elle a éprouvé du plaisir, une nuit de la jouissance. Cette nuit, elle a transformé un voyou en prince charmant, un gamin en chevalier servant. Non, elle n'a rien exigé, exercé aucune pression, elle n'aurait pas osé. Cela a été, c'est tout. Ce soir elle va laisser sa porte ouverte.