- C’est mon idole ! c’est mon idole !
La file opte pour le silence, on n’a rien entendu… – oh, une toute petite file, pour le moment, les arrivés-tôt de peur… de peur de quoi d’ailleurs ?
- Écoute, viens, on va boire un verre, on est trop en avance !
- Tu crois, mais…
- Mais quoi, les places sont numérotées, à quoi ça sert d’attendre dans le froid.
La file s’effiloche un peu par l’arrière de ces sages arrivés-trop-tôt réchauffés au troquet. Enfin, troquet, non, vu le montant minimum des consommations dans le coin. Depuis la station de métro, sans vouloir tout compter, tu as le bouillon Chartier, rien que ça, puis des vitrines qui rivalisent de mépris, jusqu’au Royal Bergère, il faut bien profiter du nom.
La file se reforme, devant les Folies Bergère, il faudrait plutôt dire les files, une à gauche, une à droite, c’est dans celle de gauche que notre fan s’égosille.
- C’est mon idole, j’ai tous ses disques, j’ai même un livre qu’on m’a offert.
La file se tait, regards fuyants, qu’est-ce qu’elle nous fait cette folle, le coup de la groupie à soixante-dix ans. Regards qui se croisent, ne disent encore rien. On ne sait jamais, il ne manquerait plus qu’elle me harponne !
- C’est mon idole, j’ai pris deux roses, une pour Roberto, ça se fait d’offrir une rose à son idole, une pour Anggun, elle chante bien aussi.
Le coup des roses, franchement, elle regarde trop la télé… elle doit bien l’avoir déjà vu, en vrai, puisque c’est son idole… quand t’es à ce point, t’as au moins cherché une fois à aller l’écouter et le voir sur scène, tu le suis à toutes ses apparitions.
- J’espère que je vais le voir arriver, c’est mon idole, quand il va entrer…
- Mais il est déjà arrivé !
Coup de matraque. Espoir perdu. Espoir qui renait. Une parole partagée.
- Vous l’avez vu ?
- Mais oui, j’ai fait une photo avec lui…
- Une photo ? Mais il est passé quand ?
- Oh, mais il n’est pas entré par là, ça fait bien une bonne demiheure qu’il est entré.
- Mais par où ?
- Pas parlà, sur le côté, là-bas.
- Et vous lui avez parlé ? Vous lui avez dit quoi ?
- Ben, je lui ai parlé, juste comme ça, dit bonjour…
Le jeune homme – enfin, jeune par rapport à elle, quarantaine empâtée – a sorti son portable, il lui montre le selfie, la jalousie frise, il faut qu’elle reprenne la main, continue avec « c’est mon idole, j’ai tous ses disques, j’ai même un livre qu’on m’a offert », brandit ses deux roses rouges, sort son portable, un modèle à clapet dont je ne savais pas qu’il en existe encore, et se met à blablater, avec qui, personne peut-être, j’imagine une de ces communications fictives…
…Je vais voir Roberto, tu sais que c’est mon idole, j’attends, les portes sont pas ouvertes, je sais pas, je voulais être en avance, oui j’ai mes roses, je vais lui donner…
Regards qui se croisent dans la file, pas de mots encore, silences gênés, une situation rare, grotesque, personne ne sait, éviter de lui donner du grain à moudre. Elle a posé son téléphone, reprend la conversation avec son comparse, entre fans on se reconnait, vous l’avez vu, déjà, ah, la chance, moi non, je l’ai vu à la télé, mais en vrai jamais, mais c’est mon idole, je vais le voir, lui donner une rose. Elle ressort son téléphone, parle encore. Puis le repose.
- Les Carré diamant, vous pouvez entrer, nous appelons les Carré diamant…
Les portes commencent à s’ouvrir, nous n’en avons plus pour longtemps à patienter dans le froid. Ma voisine dans la file n’a pas bien compris – nous avions échangé quelques regards – je lui répète, Carré diamant, ah oui, elle a un léger accent, et c’est vrai que ces histoires de places, carré diamant, or, distinctions qui se font payer bien cher, c’est un peu déroutant. Les Carré diamant passent au milieu des barrières de sécurité, les portes s’ouvrent. Puis les barrières s’ouvrent de chaque côté, le vigile de notre côté gauche est le genre grand baraqué à qui on ne résiste pas ; il commence le contrôle des sacs des premiers de la file. Et voilà que notre groupie ressort son téléphone, hurle qu’on veut la contrôler, je ne sais toujours pas si elle parle vraiment à quelqu’un, crime de lèse-majesté, qu’est-ce qu’il a celui-là à vouloir me fouiller…
- Mais Madame…
- Pourquoi vous m’emmerdez comme ça ? je veux pas vous montrer mon sac…
- Comment, Madame… que ditesvous ?
Le vigile est à la limite, il regarde autour de lui, elle l’agresse, c’est sûr, j’imagine en un quart de seconde ce qui se pourrait se passer s’il la refoulait, le cataclysme qui se déclenche. Il croise nos regards, se ravise très vite, comprend à qui il a affaire, il laisse filer, et nous voici dans ce lieu mythique, temple du music-hall.
Pour mieux profiter du décor, et du spectacle, je me déleste de mon manteau au vestiaire, je me dis que j’ai de la chance d’être arrivée tôt, pour l’instant il n’y a personne, ça risque de saturer plus tard, à deux euros le porte-manteau, la dépense est faible au regard du soulagement par ce temps de grand froid, et du prix des places. Un vrai luxe, cette légèreté gagnée avec quelques pièces pour pénétrer dans cet immense hall art-déco, tu sens le poids de l’histoire, les pas de Joséphine sur ce grand escalier, à tomber… Et je le monte, bien… les yeux éblouis, ce n’est pas le temps qui me manque, vu l’avance qui m’a permis d’assister à la séquence groupie-mémère, mégère plus que bergère…
Premier balcon. Strapontin au premier rang, je veux bien voir du music-hall, mais faut pas exagérer quand même, les places à presque cent euros, non ... L’ouvreuse m’accompagne, je lui glisse quelques euros, pas besoin de lui faire répéter : « nous sommes rémunérées au pourboire, si vous pouvez donner quelque chose », strapontin peu confortable, j’avais pris le risque, les pieds ne reposent pas au sol, le temps de lire un peu, je les allonge jusqu’au siège devant, la salle se remplit lentement, ma voisine s’installe, une des corbeilles du balcon se remplit, « nous sommes rémunérées au pourboire, si vous pouvez donner quelque chose », le jeune couple fouille dans ses poches, la femme commence à chercher dans son sac, « ne vous inquiétez pas, je reviendrai tout à l’heure », l’ouvreuse continue ses allers et retours, répète de faire attention aux petites marches, « avez-vous trouvé, je suis peut-être revenue trop tôt », la femme lui glisse quelque chose, bravo pour la ténacité, vu ce que doivent être leurs jambes à la fin des spectacles… Nous commençons à bavarder avec ma voisine, vous ne devez pas être bien avec vos jambes qui ne reposent pas par terre, mais vous allez trouver une autre place, oh, ça ne se remplit pas vite, ça ne va jamais commencer à l’heure…
Mon regard, levé de ma liseuse grâce à ma voisine, se porte sur le premier rang, devant la scène, notre groupie est debout, juste devant son acolyte qui, lui, a la place au premier rang, côté allée centrale, la plus près du minuscule escalier qui mène à la scène. La jalousie doit continuer à filer, ils sont en grande conversation, je me disais bien qu’elle devait avoir une place près de la scène, pour voir son idole. J’imagine leur conversation, j’en ai assez entendu pour laisser vaguer mon imagination, je raconte à ma voisine, amusée, mais elle ne pourra pas lui parler à Roberto, vous savez, la scène est protégée… La partie droite du balcon se remplit, tout un groupe, amis ou famille, aux deuxième et troisième rangs, les ouvreuses s’amusent à compter les places, « ils nous ont changé toute la numérotation ce matin ! », et comme ils n’arrivent pas tous en même temps, elles répètent, s’amusent, les pièces glissent dans leurs mains, les derniers arrivés, plus jeunes, n’ont visiblement pas de monnaie, l’habitude de tout payer par carte, le père sauve la situation. Nous continuons à regarder notre couple du jour, entre groupies on en a des choses à se dire !
Je vise une chaise au premier rang, j’espère. Les loges se remplissent, une jeune femme avec son père, ou son grand-père, au deuxième rang de la loge juste devant nous, un cadeau probablement, d’elle ou de lui… Ils sont bien installés, un peu à l’étroit, mais ça ira, si… pas pour longtemps, deux femmes arrivent, premier rang, pas minces, et en plus affublées d’un attirail de vêtements. Tiens, quand on prend une place à ce prix, on ne peut pas se payer le vestiaire… La jeune femme, toute menue, se retrouve avec un large dos qui lui cache la scène.
- C’est bizarre, quand même, ils appellent ça carré or !
- Vous allez voir un peu ?
- Oh, ça va aller, en regardant sur le côté.
Il ne reste plus que quelques places au premier rang, je vise toujours ma chaise… Un couple arrive, bien corpulent aussi, cette idée qu’ont les plus gros de prendre des places devant… l’ouvreuse les accompagne « nous ne sommes rémunérées qu’au pourboire, si vous pouvez donner quelque chose », ils la regardent, tous les deux « Oui… » et s’installent, fin de non-recevoir, elle n’aura pas l’occasion de revenir. Avec ma voisine, nous sommes soufflées, cette impudence, tu te payes des places là, t’en as presque pour deux cents balles et tu ne peux pas donner deux balles à l’ouvreuse… Le music-hall ne balaie pas la goujaterie. Je surveille toujours la place libre, ça frémit derrière moi, j’entends des gens se déplacer, je fonce sur ma chaise, les deux rondes de la première loge voulaient y déposer leurs manteaux, j’arrive à temps. La chance, vue plongeante sur la scène, et la salle. Notre groupie est légèrement moins bien placée que son copain du jour, mais quand même deuxième rang, deuxième fauteuil côté allée, elle y a mis le paquet !
And the show goes on… Ouvrez vos mirettes, plein la vue, atmosphère Chicago années 30, robes charleston, complets pègre noir et blanc, souliers assortis. Et les têtes d’affiche, Al Capone et Eliott Ness, ennemis inconciliables, Lili la tenancière raide dingue de son Capou, Rita la petite sœur Capone débarquée de New-York, le music-hall avec les voix en plus, Alagna en Italien mafieux ce n’est pas Don José, mais il a encore du coffre, rien à dire.
Entracte. Les Pack diamant se dirigent vers leur espace privé et leur flute de champagne, je reste accrochée à ma chaise et en profite pour observer la salle. Notre couple a repris sa conversation, elle a de la chance, la chaise devant elle est occupée par un enfant, l’ouvreuse est venue voir pendant la première partie si tout se passait bien pour lui, ils doivent confronter leurs impressions sur leur idole. Et elle piaffe. Bon, elle s’est fait remettre en place dans la file, à l’entrée, un Sicilien qui lui rétorque :
- Non, Madame, je sais bien, il est né à Clichysous-Bois, sa famille est de Sicile, mais c’est comme moi, il est né ici.
Alors, elle ne va pas se relancer dans l’histoire fantasmée de son idole avec son voisin qui l’a déjà vu sur scène, lui. Mais elle doit en trouver d’autres, des choses à dire. Et elle piaffe.
La deuxième partie nous offre un bel univers tragique. Lili attend son Capou pour la Saint-Valentin, il la rudoie, « ne m’appelle plus jamais comme ça », la chasse, finit par revenir, Lili l’étreint :
- J’ai besoin que tu m’aimes, que tu me le dises, j’en ai besoin pour vivre, tu n’es pas obligé de le penser, mais disle-moi, que je l’entende…
Lili accrochée à cet amour qui la dépasse, elle sait qu’elle ne vaut pas grand-chose face aux tractations meurtrières. Mais elle s’accroche. Eliott Ness essaie de coincer les Capone, Al surtout, son frère Franck a essayé de le soudoyer, mais c’est un incorruptible, le Ness. Il apprend que Rita sera à une soirée – Lili a suggéré à son frère d’introduire Rita à Chicago, de lui faire connaitre des gens, quand il lui annonce cette soirée elle en frémit d’impatience, se réjouit trop vite, ce n’est pas elle qui ira, mais Rita, seule. Eliott s’y rend, il va attaquer le frère par la sœur, mais bingo, ils tombent amoureux. Se revoient. S’aiment. Il finit par lui dire la vérité, qui il est, pourquoi il l’a rencontrée au départ, l’amour ne supporte pas de faux-semblant. Rita s’emporte, s’enfuit, revient, son frère apprend cette histoire, la famille c’est sacré, mais il faut se débarrasser du flic incorruptible. Al essaie à son tour de lui apporter un gros paquet de billets, mais rien à faire. Alors, c’est le piège, les frères Capone lui feront passer une lettre de Rita, Al attendra Eliott, et on verra bien qui sera le plus fort. Combat de mâles en perspective. Mais c’est compter sans Lili, qui prévient Rita après avoir intercepté et remis la lettre à Eliott « Et bien évidemment, Lili, tu ne l’as pas lue… ». Rita débarque sur le lieu du duel, finit par récupérer les revolvers, et s’enfuit, ce ne sera ni l’un ni l’autre, ni l’amour ni la famille. Final grandiose. Applaudissements. Rideau qui s’abaisse.
Et se relève. Salut des cinq solistes. Applaudissements décuplés. Dernier salut pour Alagna. Il se redresse. Et là, non, mais je n’en crois pas mes yeux, la groupie s’est levée avec ses roses pendant le salut, et la voilà qui monte sur scène par le petit escalier, et donne une rose à Roberto, pas le temps de voir pour Anggun, Roberto a un mot de surprise, et là ça va vite, très vite, une agente de sécurité a bondi sur scène, elle s’interpose entre eux, essaie de faire redescendre la groupie, qui ne veut rien entendre, finit par la persuader, elle doit lui dire que ce n’est pas terminé, qu’ils vont encore danser et chanter, qu’elle ne peut pas interrompre le spectacle, elle doit lui laisser espérer autre chose, une illusion, la persuade de redescendre, regagner sa place.
Si elle savait que j’ai une photo où on la voit sur scène, Roberto derrière elle avec sa rose à la main, sous le regard amusé de Bruno Pelletier, l’Eliott du jour !
Le spectacle reprend, grand final, les photos sont possibles maintenant, on nous a prévenus au début, je ne vais pas m’en priver, avec ma place au premier rang ! La salle se vide, aussi vite qu’elle s’est remplie. Attente devant les toilettes.
- Alors, t’as aimé ?
- Oui, c’était cool, je savais pas ce que j’allais voir, mais c’était cool.
Pas le genre d’expression que j’aurais attendue. Mais bon, j’en ai tellement entendu depuis trois heures…
Direction vestiaires, tranquille, personne, je prends mon temps, mon impression sur la radinerie ambiante pour les à-côtés se confirme.
Pas de nouvelles de mon couple de groupies. En train d’attendre à la sortie des artistes ? Et c’est mardi, courage ma belle, c’est pas encore aujourd’hui que tu pourras lui parler à ton Roberto, mais l’amour fait vivre, elle te l’a dit, Lili, il suffit d’y croire, parce que, c’est ton idole…