Ce matin, à l’heure où blanchit la campagne, je ne pars pas mais je jouis de cette délicieuse brume qui vient caresser la surface des eaux et qui s’empare des rives à tel point que terre et eaux se confondent pour ne former plus qu’un et déroutent le promeneur matinal s’il s’aventure trop près de la rive incertaine au risque du plongeon.

 

Les oiseaux d’eau semblent attendre le lever de ce rideau allongé pour vaquer à leurs activités terro-aquatiques. On entend juste, par intermittence la disparition rapide de quelques ragondins qui fuient à l’écoute des pas du marcheur. Les arbres inondés de gouttelettes immobiles attendent la brise matinale pour se libérer des larmes qu’ils retiennent.

 

Le marais, comme Ésope, reste ici et se repose. Plus rien ne bouge. Le sentiment de déranger cette belle harmonie m’envahit et le bruit des pas semble me dire à chaque enjambée : « retire-toi !  L’homo sapiens doit faire allégeance à la perfection de la nature, ta place en l’instant est dans ta tanière. Reviens quand le soleil t’aura ouvert les yeux ».

 

Je rentre. Il faut bien deux mugs d’une infusion au « Ravintsara » agrémentée de quelques gouttes d’huile essentielle de même origine pour me réchauffer, donner un coup de fouet providentiel à mes défenses immunitaires et m’octroyer du courage pour passer un appel téléphonique qui se fait désirer.

 

J’ai, pour m’aider, trois bonnes cartes dans mon jeu : mon prénom, impardonnable oubli, les pommes de terre récoltées avec amour et soin et cette adorable brume qui vient me rappeler que Dame Suzy est une fervente adepte des images cotonneuses.

 

Répondeur !  

 

« Bonjour, il est bien tôt pour téléphoner, vous me voyez désolé, je suis le capitaine du brouillard en marais, je serais  heureux que vous m’appeliez en fin de journée …  si vous pouvez. Heu ! Ah, oui, je m’appelle Joseph mais on peut dire « Jo » aussi. A bientôt. »

 

Un peu plus tard, retour par un « short message service » (en anglais dans le texte) :

 

« Et c’est mardi, je suis au théâtre, d’accord pour ce soir capitaine. 

Joseph, c’est bien.  Jo, c’est mieux. » Signé Suzy.

 

Mais qu’est-ce qu’on peut bien foutre dans un théâtre le matin, même le mardi ?

Il n’y a pas de représentations le matin. Peut-être qu’elle est institutrice et que ce sont des représentations pour les scolaires.

Peut-être qu’elle fait des ménages et que c’est son job de balayer et de ramasser les papiers gras laissés la veille par les spectateurs.

Peut-être qu’elle est comédienne, en pleine répétition et qu’elle joue avec moi la grande scène du 2 avant de disparaître derrière le rideau rouge.

Peut-être qu’elle est sur le théâtre des opérations, qu’elle est militaire et que ça explique qu’elle n’a pas froid aux yeux et ni peur des mecs comme moi qui bafouillent au téléphone. 

 

Mais tu as quand même appelé, mon garçon. Quelle victoire !

Travaille ton texte pour ce soir et pense à autre chose. Ce mardi, pour moi, c’est la journée à l’école du village pour l’initiation musicale des tous petits. Allez, va sauver le monde jusqu’à ce soir !

Le numéro du mardi, à l’école, c’est deux heures de découvertes, de toucher des instruments, de faire sons en soufflant, en grattant, en tapant, en frottant et en écoutant. Avec toutes ces délicieuses jeunes têtes multiraciales, on joue « Les quatre saisons », pas celles d’Antonio Vivaldi mais celles des marais avec pour l’hiver le bruit du vent en soufflant dans les flûtes, les pas sur le sol gelé avec les frottements sur la peau des tambours, les voix enfantines pour les oiseaux migrateurs qui viennent faire une pause… et je ne raconte pas quand il s’agit d’évoquer le printemps, c’est un délire de chants et cris d’oiseaux dans un chouette brouhaha scolaire avec la bénédiction de l’institutrice.

 

On va appeler cette affaire musique récréative et néanmoins formatrice sur l’ouverture au monde qui nous entoure et qu’on oublie bien souvent.

 

Après cet épisode vivifiant et prometteur, la journée s’étire. Le peuple de jour des marais fait place à celui de la nuit. D’autres formes de bruits et de silences s’installent, c’est un peu comme une page du livre qui se tourne pour passer à une ambiance autre et tout aussi palpable. Il convient alors de laisser s’éteindre les paroles et mots d’enfants de l’après-midi pour …

 

Sonnerie du téléphone, fichtre déjà !

 

Laissez sonner deux trois fois pour ne pas donner l’air d’avoir passé des heures à côté de l’appareil de peur de rater l’appel, prendre une voix « cool » et décontractée, crétin !

 

  • Suzy pour « Cap’tain Jo », bonsoir il n’est pas trop tôt, j’ai eu une rude journée. Comment allez vous capitaine ?

 

  •  Très bien, une belle journée avec les enfants de l’école. Le marais a revêtu sa parure du soir, tout est calme, je vous attendais.

 

  • Brouillard à l’horizon ?

 

  • Ce matin, oui ou plutôt brume légère avec levée de rideau vers 10 heures.

 

  • Levée rideau, c’est pour moi ? Ma réponse de ce matin.

 

  • Non, enfin oui. Qu’est ce qu’on peut faire au théâtre le matin, il y a des représentations ?

 

  • Non ! C’est vrai qu’on n’a pas fait les présentations ou bien très succinctement. Soyez attentifs !  Je suis régisseur de la troupe de comédiens « les Cinq Ascètes » troupe semi professionnelle et ce matin filage de notre pièce « Le Berger du roi Louis » au théâtre gentiment prêté par la municipalité … Ah ! mon prénom à l’état civil, c’est Prudencia, grand-mère espagnole, fière et républicaine. Je donne aussi, pour agrémenter les épinards, des cours de soutien scolaire. 

A vous, jeune homme, soyez convaincants maintenant !

 

  • Heu … Les 5 à 7, ça a rapport avec les parties extra conjugales du genre coup de poignard dans le contrat et hôtel discret à l’occasion ?

 

  • Non, c’est un jeu de mots, il s’agit de l’ascète qui mène une vie rude, austère, dans le dénuement et la prière à la recherche d’une perfection morale. Tout le contraire des gens avec qui je travaille.

 

  • …/…

 

  • Donc, jeune retraité, délivré des obligations aux horaires fixes, musicien depuis sa plus tendre jeunesse qui réalise ses rêves, en consacrant, enfin du temps, beaucoup de temps, à cet art intemporel qu’est la musique et qui ne rechigne pas à aider ses potes et paysans voisins à récolter des patates et qui vous a fait une sélection raffinée qu’il vous invite à venir quérir dès que possible, à l’occasion. Voilà, c’est dit !

 

  • Beau numéro d’apnée ! félicitations ! d’accord pour la patate, avec ou sans brouillard ?

 

  • Qu’est ce vous préférez ?

 

  • Avec, mais si le brouillard tarde trop, je fais l’impasse. Je lui donne trois jours et j’arrive. Je vous appelle avant, c’est bon pour vous ?

 

  • Impeccable, je vais expliquer l’affaire aux pommes de terre, elles comprendront. Ah ! quand vous viendrez, sur le chemin en passant devant la ferme de mes voisins Robert et Denise, ne manquez pas de faire un petit signe de la main, il se peut que Denise soit derrière ses carreaux à surveiller le chemin. Je vous expliquerai.

 

  • Avec plaisir, à bientôt et bonne soirée. Rideau !

 

Affaire patate conclue et rondement menée. Prudencia ne mollit pas, il va falloir que je m’entraîne à respirer sous l’eau. Calme-toi, calme-toi mon garçon et ouvre une bouteille de blanc d’hiver, mets en perce cette délicieuse chanson de Chris Isaak « Back on your side » et laisse-toi emporter par la douceur du moment.   

 

A suivre …