Pourquoi m’inscrire dans une salle de sports quand il me suffit de gravir mon escalier une centaine de fois dans la journée ? Tiens, il fait nuit, et j’ai oublié de fermer les volets en haut. Je monte, puis arrivée sur le palier, je me demande : « Mais qu’est-ce que je viens faire déjà ? Ah, c’est énervant ! » Il faut que je me concentre, que je fasse un effort, Alzheimer me guette, non ça ne me revient pas, je redescends. Ah oui, ça y est, je voulais fermer les volets… Je remonte, en murmurant « les volets, les volets… » Quelquefois, je monte trois marches, puis « allons ma fille, réfléchis, ferme les yeux, c’était quoi, déjà ? A ce rythme, dans cinq ans tu n’auras plus que de la sauce blanche dans le cerveau, force-toi un peu. » Et ça revient. 

            Dans mon arsenal, il y a aussi les croix au stylo dans la paume de la main, l’alarme que je fais sonner pour prendre mon médoc, la liste de courses, que je perds très vite, le post-it sur la porte d’entrée, le nœud au mouchoir en papier, (non, pas possible). J’ai une amie qui essaie de m’entraîner à son atelier mémoire pour seniors, mais pas envie de m’agglutiner à ce ramassis de vieillards séniles. Quelle tête de linotte, disait ma mère. Ça, au moins, ça me rassure. Ma cervelle d’oiseau ne date pas d’hier. J’ai toujours eu la tête comme une passoire. Pour en revenir aux volets, c’est important. C’est la cause de ma mésaventure.

 

            Il était là, en haut de l’escalier. Il en avait laissé la porte entr’ouverte, sans doute par peur que je ne me serve de mon téléphone, ou bien que je ne sorte un flingue… Moi, un flingue ? Ou peut-être que je ne m’arme d’une batte de base-ball, il paraît que certains dorment avec ça à côté de leur lit. Ah, l’insécurité !  Au dernier Conseil Participatif des Citoyens de ma ville, pourtant écolo, c’était le principal sujet de préoccupation. Le dernier numéro du journal de la Ville titre, en couverture, « Vivre Tranquille ». A croire que la Planète ne brûle pas.

Il était là, donc, sur le palier, à attendre que je passe un peignoir sur ma nudité nocturne.  Mon portable était dans ma poche. Je n’avais pas peur.  Il était une heure du matin, les lampadaires s’étaient éteints à minuit, à mon grand soulagement, car il y avait enfin de l’obscurité dans ma rue inondée jusque-là de lumière avec ce satané réverbère situé juste devant ma fenêtre. J’avais été réveillée par la lueur d’un portable à l’entrée de ma chambre. Un homme, noir, se tenait là. Il était calme, il m’avait dit qu’il cherchait un squat, qu’il était un ami de quelqu’un dont je n’ai pas compris le nom.

L’après-midi même, j’avais assisté à une réunion de l’Association d’Aide aux Étrangers, pour y donner des cours de français. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas été saisie de panique, que je n’aie pas hurlé, pour tant est que l’on puisse expliquer rationnellement ma réaction.

Nous avons donc tous deux descendu l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée, et à ma question sur la façon dont il était entré, il m’a montré la clé de la grille que j’avais laissée sur la porte, à l’intérieur. Il avait faim. Avant de lui faire deux œufs bio au plat, j’ai voulu qu’il aille ranger les deux poubelles empilées l’une sur l’autre devant ma grille.

Il m’a dit s’appeler Ali Mohammed, être venu du Mali en bateau, est-ce qu’il pouvait dormir chez moi, ça avait l’air grand, chez moi. Oui, moi j’ai un chez moi. Sinon, est-ce qu’il pouvait avoir une couverture, mais moi, je suis un peu menteuse, je n’en avais pas, (en fait, je ne voulais pas le quitter des yeux) et d’ailleurs il ne fallait pas faire trop de bruit, car au deuxième étage, dormaient mon mari (!!!) et ma fille avec son copain, je suis même montée un peu dans l’escalier, (sans fil bleu), pour les rassurer : Ne vous inquiétez pas, il n’est pas méchant. Et il ne l’était pas. Il m’a même demandé s’il pouvait revenir. Après avoir mangé, il est reparti avec du raisin, une pomme et une poire, et la bougie qui m’avait servi lors de ma précédente panne d’électricité. Eh oui, chez nous aussi, l’électricité défaille parfois.

Je suis remontée me coucher, après un petit tour des lieux, mon ordi était toujours sur la table. Un petit comprimé, et puis une bonne nuit de sommeil.

Au matin, j’ai vu que devant la fenêtre ouverte (je vous rappelle qu’il faisait chaud, même trop pour un 10 octobre), mes deux jardinières étaient l’une sur l’autre : Il était entré par la fenêtre, d’où les poubelles empilées devant ma porte d’entrée. Mes cyclamens n’avaient pas souffert. Moi, un peu quand même, et après un café chez les voisins, je suis allée passer la matinée chez les flics. .

Cela dure longtemps, un dépôt de plainte, décliner son identité, carte à l’appui, donner l’heure, le lieu et les circonstances de l’infraction, faire une description succincte de mon violeur (de domicile, hein!), homme de type Africain, cheveux noirs ras, une incisive mal alignée, peut-être une cicatrice sur la joue, mais je n’en suis pas sûre, dans les 30 ou 40 ans, vêtu d’un survêtement de couleur claire, corpulence moyenne, environ 1m70. Et relater aussi précisément que possible mon aventure, que, tradition oblige, mon interlocuteur tapait avec deux doigts et moultes fautes d’orthographe, (« je suis sortis pour le regarder partir vers la rue Foch) … J’ai remercié le fonctionnaire pour la rédaction de ce texte, qui ferait un beau récit pour mon atelier d’écriture, justement que je n’avais pas trop d’idées. Eh bien, ils sont même venus chez moi relever des empreintes dans l’après-midi, mais là, je n’en menais pas large. Je ne voulais pas que mon visiteur fasse l’objet d’une OQTF. 

Qu’est-ce qui m’avait poussée à porter plainte, était-ce la crainte que quelques objets aient disparu, vols que j’aurais pu déclarer à l’assurance, était-ce cette agression commise sans agressivité, ou, plus matériellement, le fait que l’on se soit introduit chez moi en escaladant ma façade ? Je ne suis pas une grande militante, mais j’ai pourtant de l’empathie pour ces migrants si mal accueillis chez nous, il y en a tant qui dorment dehors, ou qui survivent avec un petit boulot de quasi-esclaves livreurs à vélo.

Effet kiss cool, j’ai un peu flippé rétrospectivement. Je suis allée voir mon médecin, rapport à l’anxiété. J’ai cru voir Ali dans la rue des dizaines de fois. Je ferme bien mes portes et fenêtres et volets, je n’ai plus confiance en mon nid, et je pense que je suis seule dans ma maison du centre-ville. 

            Curieuse, cette sensation de solitude, alors que je me suis jurée de ne plus habiter avec un homme, il y a tellement de petits riens qui pèsent sur une relation lorsque le quotidien vient ternir celle-ci. Les traces de dentifrice dans le lavabo, la cuvette des W-C constamment relevée, l’odeur prégnante de la cigarette froide incrustée dans les tapisseries. Et surtout l’habitude, les tics de langage, mon dernier ponctuait toutes mes remarques d’un « Ah, d’accord ! » qui signifiait tout sauf son approbation, les odeurs, moi, je ne supporte que les miennes…Alors, avec toutes ces agaceries, quels avantages pourrais-je trouver à une présence continue ? C’est le brouillard dans ma tête tout comme dehors, ce matin, tandis que je traîne mes bottes dans les feuilles mortes du parc. Est-ce que j’ai besoin d’un Zorro qui dégainerait son épée pour me défendre contre toute intrusion ? Tiens, ce gars, là, qui fait son jogging, bien gaulé, concentré sur son souffle, juste un peu plus jeune que moi, ferait-il l’affaire ?  Ne risquerait-il pas de me casser les pieds pour que je vienne entretenir ma forme avec lui ? Ils sont comme ça, souvent, ils veulent vous convertir à leur religion. Et cet autre, là-bas, qui fait son yoga en short malgré le froid qui pince ? Un air doux, rêveur, pas du genre dominateur, oui, j’en ferais bien mon goûter aujourd’hui, mais je sens que si j’en faisais mon ordinaire, le pain serait rapidement rassis. 

            Je me prends souvent à spéculer sur les hommes seuls que je croise dans la rue ou sur les chemins. Il y a un temps, je comptais : Le septième que je croise, c’est le bon ! Ah non, pas celui-là qui s’appuie sur sa canne, je ne suis pas une nurse. Un, deux, trois quatre, cinq, six, sept, non, pas de barbe, ça pique. Et rebelote, oui, pas mal, si je le recroise il faudra que je trouve un prétexte pour l’aborder. Mais non, je rêve, je fais partie de ces femmes qui ne font pas le premier pas. Enfin, la bagatelle de temps en temps, je n’ai pas encore fait le tour de mes partenaires de poker, et avec eux une petite partie de temps en temps, ça me suffit. Finis les fantasmes, je vais continuer à jouir de ces tête-à-tête avec moi-même qui me rendent ma maison si accueillante.

Je suis quand même contente que les lampadaires soient éteints, et surtout que je n’aie pas eu à me creuser trop la tête pour écrire mon texte. J’ai arrêté les petits comprimés. Un petit souci quand même, pourrai-je retirer ma plainte si par le plus grand des hasards ils retrouvaient mon visiteur ?