Dans le Poitou, du brouillard sort la lumière. Nous marchons boulevard des Dunes qui offre le plus beau panorama sur la ville où je vis. Mais ce matin, un brouillard ouaté dissimule la ville et le Clain. Déception. Quand va-t-il se dissoudre ? Si seulement, l’approche de midi pouvait le chasser dans ce moment magique où la lumière infuse le brouillard, le transforme en brume dorée qui se lève d’un coup. Ce serait magique pour lui qui vient de si loin et pour moi qui voudrais abolir la distance qui s’est créée entre nous au fil des années.

Nous marchons. Nous avons pris ce pli depuis quelques jours, instinctivement, sans vraiment nous concerter. Marcher dans la ville nous calme, nous apaise. Tels des pèlerins, nous recherchons les rues, les bâtiments, les commerces qui jalonnèrent la vie de notre mère.  Lui marche à grandes enjambées, moi je m’efforce de le suivre, accélérant le pas, ralentissant, essoufflée. C’est notre façon de nous relier à elle. À l’EHPAD, ils nous disent que oui elle peut partir d’un instant à l’autre, d’un jour à l’autre et qu’il ne faut pas trop nous éloigner. Impossible de rester toute la journée auprès d’elle. Nous la veillons le soir. Lucide elle nous voit, nous lui sourions, nous prenons ses mains dans les nôtres, nous lui parlons doucement. Elle évoque les lieux de son enfance. Ensemble nous longeons prés et champs, cherchant un gué qu’elle franchissait pour aller à l’école primaire. Nous traversons la Moulière. Elle raconte la trombe d’eau, le grand « rabois » qui lui est tombé dessus un jour vers les pentes de la Fosse aux Loups. 

Nous évoquons son père, l’Arpenteur, une légende familiale. Nous savons qu’il était un homme démesuré, un homme debout, un personnage en haut relief qui hantait les lisières des bois,  faisait peur aux gens quand il sortait des forêts à l’improviste. Le cousin de ma mère disait : « C’est un mangeur de lieues ». L’Arpenteur, l’homme qui mesurait les terres, arpentait les prés, les champs en marchant à grandes enjambées, à « pas comptés » du lever du soleil jusqu’au soir. Un homme dur à la peine qui abattait au cours de son travail des distances considérables. 

Pour la retenir un peu, je veux remonter le temps, retourner aux origines, marcher vers le faubourg de Montbernage. La maison où elle a vécu jeune femme est toujours là, la porte a changé de couleur. J’ai le souffle court, la tête brumeuse. Ce n’est pas encore le chagrin. Tu voudrais faire quoi ? Frapper à la porte, entrer, retrouver la cuisine, le sol aux carreaux rouges, la cuvette de la vaisselle, la cuisinière. Descendre à la cave qui donnait sur un jardinet. Il n’y a plus de jardin. Il n’y a plus de dahlias. Les ponts et chaussées ont raboté le jardin pour faciliter la circulation des voitures. Redevenir une petite fille, tenir à pleines mains le tissu de sa robe, surtout la blanche et bleue à rayures. Celle de l’été quand le store en bois filtre la lumière. Est-ce que le monde ancien était plus habitable pour l’âme des êtres humains ?