• Maman, est-ce que quand je serai grande je pourrais être une sainte ?
  • Oh ma chérie, c'est quand on est morte que le pape décide de dire qui est saint ou pas, mais pour être une Sainte il faut faire ses prières, ne pas faire de péchés, être très bonne avec les autres.

 

Marie-Madeleine n'avait pas cinq ans quand, avec ses parents elle a quitté son village de Salmach, en Alsace où, depuis plusieurs générations, sa famille cultivait une petite ferme. Mais avec la guerre, ils ont été contraints à l'exode. Elle se souvient de ce voyage sur les routes de France, avant de trouver refuge dans ce village en Haute-Vienne. Son père offrait ses services comme ouvrier agricole aux fermiers alentour, tout en cultivant le petit coin jardin derrière la maison. Sa mère espérait pouvoir s'aménager une petite basse-cour, elle avait trouvé à acheter deux poules pour avoir des œufs.   

 

  • Tu sais ma petite fille que Dieu nous aime beaucoup, il nous a sauvé pendant la guerre, il veille sur nous et il nous a permis de nous installer ici, en Haute-Vienne pour nous épargner les horreurs de la guerre. Nous devons le louer, le prier, le remercier.

 

Marie-Madeleine a souvent entendu cette phrase. Elle était encore très jeune quand la guerre a éclaté mais sa mère lui a souvent raconté qu'ils auraient dû mourir. Elle lui a parlé des bombes qui explosaient, des Allemands, des soldats français morts au combat.

 

  • Regarde la chance que l'on a de pouvoir vivre ici, à la campagne, on a une maison, on peut manger à notre faim, tous les jours nous devons remercier Dieu qui dans sa grande bonté, veille sur nous.

 

Elle lui avait expliqué qu'elle l'avait vouée à la Vierge Marie : « tu es une enfant de Marie » c'est comme ça que l'on dit. Marie-Madeleine se sent reliée à la vierge par un fils bleu lumineux qui guide ses pas. Mais son objectif est aussi de faire plaisir à ses parents. Qu'est-ce qu'elle deviendrait si ses parents ne l'aimaient plus ? S'ils mouraient de chagrin à cause d'elle.

 

Ils aimaient se retrouver tous les trois, le soir dans cette grande pièce dépouillée, un peu à l'écart du village. Ils savaient se contenter du minimum, heureux d'être ensemble. Marie-Madeleine se sentait importante, elle passait des genoux de sa mère à ceux de son père, évoquait sa journée ou les histoires qu'elle s'était racontée en jouant avec des fourmis, ou en organisant une course d'escargot. Elle exposait ses trésors, un beau caillou, un morceau de lichens, un bout de bois qui ressemblait à une souris. Fille unique, Marie-Madeleine se sentait d'autant plus seule qu'elle ne parlait que l'alsacien. Ses parents lui avaient appris à dire « bonjour, oui, merci » et quelques mots du quotidien. Il faut dire qu'eux, n'en savaient pas beaucoup plus. La messe du dimanche était le moment le plus important de la semaine. Marie-Madeleine mettait sa robe bleue et sa veste blanche, bleue comme la ceinture de la vierge sur la statue, à l'église. Là, ils se sentaient unis à la communauté des fidèles, chantant en latin avec enthousiasme.

 

C'est grâce à la messe du dimanche que Marie-Madeleine a commencé, timidement à se faire quelques amies. Dans un premier temps, elle les regardait et observait leurs jeux, cherchant à comprendre les règles. Puis, elle a été invitée à jouer à la marelle, colin-maillard, cache-cache. Elle retenait les mots nouveaux en français, qu'elle se répétait le soir.

 

En 1942, elle a fait sa première rentrée scolaire. Sa mère avait pris beaucoup de temps à vérifier sa toilette, à la peigner, un nœud dans les cheveux, un tablier neuf, un petit sac en coton, elle avait compris combien pour ses parents c'était un évènement. Timide, un peu à l’écart, elle observait silencieusement ses camarades. Puis, comme les autres fillettes, elle s'est mise en rang, s'est assise là où la maitresse lui a indiqué. Très rapidement elle s'est révélée être une élève modèle, curieuse, intelligente, appliquée douée d'une très bonne mémoire, elle a gravi les étapes de la scolarité et dix ans plus tard, après avoir obtenu son brevet, elle était une jeune maitresse et apprenait à lire à une quinzaine de petits écoliers. Elle avait réussi, elle voulait que tous réussissent. Motiver, intéresser, soulever la curiosité, le désir d'apprendre étaient sa priorité. Elle voulait stimuler leur intelligence et jamais les décourager. Ne pas punir, ne pas humilier, ne pas stigmatiser, voilà la ligne de conduite qu'elle s'était fixée. C’était sa préoccupation constante.

 

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« Je suis institutrice. » Marie Madeleine se répétait cette phrase dans sa tête comme si elle même avait du mal à y croire. Dans cette petite école religieuse, l'école Sainte Marthe, elle était la plus jeune des institutrices. Elle savait ses parents très fiers, pour eux, c'était une réussite magnifique. Eux, des petits réfugiés, qui avaient tout perdu puis qui étaient repartis de rien. Elle éprouvait une grande joie, certaine d'avoir comblé ses parents. Mais elle aspirait à poursuivre des études, son ascension sociale n'était pas terminée, c'était la première marche de l'escalier.

Aujourd'hui, elle est devant quinze élèves à qui elle doit apprendre à lire, une responsabilité mais aussi, le plus beau métier. Elle refuse l'échec, apprendre doit être un plaisir. Elle veut faire preuve d'imagination, innover. La pédagogie, est son nouveau centre d'intérêt, elle a entendu parler des méthodes FREINET et MONTESSORI. Faire que l'enfant devienne acteur, lui permettre d'expérimenter, laisser la place à l'expression à l'imaginaire, respecter le rythme des enfants.  

Elle veut surtout aider les élèves en difficulté. Ils vont être au centre de ses préoccupations, qu'ils ne se désespèrent pas. C'est vrai, Pierre est limité, mais elle le soutient, l'encourage. Surtout que les autres élèves ne se moquent pas de lui, au contraire, s'il ne comprend pas un devoir elle demandera à ses camarades, de se lever et ensemble ils prieront pour que Dieu lui vienne en aide. Elle ne croit pas au bienfait de la punition mais de la prière. Si l'un ou l'autre n'a pas été gentil, a été violent, il devra se mettre à genou devant le grand crucifix accroché au mur pour qu'il demande à Dieu de devenir gentil.

 

Marie-Madeleine aime sa classe, une grande salle rectangulaire, avec trois rangées de trois tables, deux élèves par table face à un bureau installé sur une estrade, deux tableaux noirs de chaque côté, une carte de France et une de l'Europe, au-dessus. D'un côté trois fenêtres et sur le mur en face, une carte qui représente un squelette et une autre des muscles. Au fond de la classe, une innovation de Marie-Madeleine. Elle a fait installer une grande table où toute sa classe réalise des travaux manuels ou des temps de discussions. Former les esprits de ses élèves, leur apprendre à penser, c'est son vœu le plus cher. Hier, elle leur a proposé de réfléchir sur cette maxime « la colère est mauvaise conseillère. » Elle voudrait que ses élèves apprennent à se maitriser, qu'ils ne se laissent pas aller à leurs impulsions. La colère, ce n'est pas un bon sentiment. Elle a souligné combien on éprouvait une fierté à se dominer et au contraire, on regrettait de ne pas avoir été gentil, d'avoir été violent. Elle a fait l'éloge du pardon. Quand on nous a fait du mal il vaut mieux pardonner que de se mettre en colère ou de se venger.  

Elle aime voir combien ses élèves l'écoutent, la regardent, approuvent ses dires. Lors de ces temps de réflexion, elle aime tous ces petits yeux, tournés vers elle, enthousiastes, curieux. Il n'y a que Carmen qui l'intrigue, elle ne peut rien lui reprocher mais... Carmen est sans doute la plus intelligente de la classe. Elle comprend vite, elle a fini ses exercices quand les autres n'ont même pas commencé, elle est polie, discrète, gentille, mais... Carmen semble réticente, elle obéit sans aucun enthousiasme, parfois elle a un regard noir, accusateur, elle la voit soupirer. Elle apparait distante, froide, impénétrable. Carmen a dit qu'elle n'était pas d'accord, elle trouve que c'est très bien d'être en colère, elle a dit qu'elle est en colère quand elle voit des enfants qui n'ont pas à manger, quand des enfants sont battus, maltraités. Elle a affirmé que les injustices la font mettre en colère et ne pas se révolter c'est accepter l'injustice. Marie-Madeleine a expliqué que sa colère l'éloignerait de Dieu, lui accueillerait les enfants malheureux dans son paradis, mais Carmen s’est montrée butée, elle a même, très légèrement haussée les épaules.   

 

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Mes parents sont fiers de moi, ils estiment que j'ai vraiment bien réussi, mais maintenant ils attendent que je leur donne des petits-enfants. Ils ne me le demandent pas clairement mais... je le sais. Je ne peux pas contrarier mes parents, je suis leur seule fille. Pourtant, j'aimerais bien vivre en communauté, je me sens bien au milieu des sœurs, moi fille unique, toujours si seule, je me sens rassurée quand je suis entourée. Avant d'avoir des enfants, il faudrait que je sois amoureuse, cela me semble impossible. Je n'aime pas les hommes, ils me font horreur. Je ne me vois pas leur faire du charme, chercher à séduire. Les hommes je les trouve grossiers, lourdauds, pour qui ils se prennent quand ils sifflent les filles dans la rue. Ils nous accostent comme s'ils s'imaginaient qu'on allait leur tomber dans les bras. Ils sont sûrs d'eux, ils sont fiers et se croient malins de nous provoquer. Ils rigolent, comme si c'était un jeu, comme si nous étions leur jouet. Ils ne pensent qu'au sexe, moi, le sexe, je n'aime pas ça, c'est obscène. Bien sûr, pour avoir des enfants il faut avoir une relation sexuelle. Mais...

 

C'est à la messe du dimanche que j’avais remarqué Pierrot. Je le voyais régulièrement, il allait même à la communion. 

 

Pierrot n'est pas comme les autres, comme ces hommes, ces pauvres mecs dégoutants, méprisables. Il ne ressemble pas à ces machos. Au contraire, il a l'air gentil, un peu timide, discret, il manque plutôt de confiance en lui, ça se voit. Je sais qu'il n'est pas un intellectuel, il travaille en usine, mais il n'y a pas de sots métiers. Et après tout un bon bricoleur cela peut être utile, nous nous compléterons. Je saurais le rassurer, lui donner confiance en lui, avec mon soutien il pourra progresser et il sera fier d'avoir une femme comme moi. Et puis, il croit en Dieu, c'est essentiel. Et puis, je suis certaine que pour lui, le sexe ce n'est pas sa préoccupation, sauf pour avoir des enfants. Est-ce qu'il m’a remarquée ? Oui, je le crois mais sans oser se prononcer. Nos regards se sont croisés. Peut-être croit-il que je suis trop bien pour lui, je vais faire les premiers pas, je vais lui proposera de m'accompagner pour une balade que j'aimerais découvrir. Enfin, je ne sais pas si elle va oser.

Ah ! me marier, cela me fait peur, je ne veux pas perdre ma liberté, je veux me sentir libre, je veux poursuivre mes études, je veux continuer à apprendre, progresser. Pierrot me comprendra, il ne m'empêchera pas, il sera même content même s'il doit m'aider pour la maison le ménage, la cuisine.  

 

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Quel brouillard ce matin ! On ne voit pas à dix mètres. C'est l'automne, la grisaille, un ciel bas, vraiment triste. Je ne dois pas me laisser aller. Ce ciel triste va peser sur le moral de toutes mes petites protégées, dépressives, elle vont certainement débarquer à midi. Elles savent que je suis disponible, accueillante, je sais que je les soutiens, les réconforte, sans moi je ne sais pas ce qu'elles deviendraient. Pierrot râle, il trouve qu'elles exagèrent, s'inviter comme ça sans prévenir. Je sais c'est lui qui prépare le repas, mais je suis certaine qu'il est fier de moi, qu'il admire mon charisme. C'est pour moi un devoir que d'être charitable avec ces femmes. Ce sont des femmes seules, elles ont besoin de moi et peu ont la patience de les écouter, je leur donne aussi des conseils. Elles sont malheureuses, très dépressives mais moi le seigneur m'apporte une joie profonde que je leur communique, j'ai une force de caractère qui fait que je ne me laisse pas aller. Je leur propose de prier ensemble ou des temps de méditation.  Dans le fond, elles n'ont pas une vie plus difficile que d'autres, mais ce sont des faibles. Elles me sont reconnaissantes, elle disent partout combien je suis une femme merveilleuse, gentille, généreuse. L'autre jour je les ai entrainées à l'épicerie solidaire, je voulais qu'elles se sentent utiles, capables d'aider les autres, mais finalement elles ont été un poids, elles sont maladroites, elles ne font pas attention, elles font des erreurs. Mes amies me demandent comment je fais pour les supporter, qu'elles décourageraient tout un régiment. Ma force me vient du seigneur. Je me ressource dans la prière, dans mes lectures, enfin mes lectures pieuses, non, je ne lis jamais de roman, j'aurais le sentiment de perdre mon temps. Mes amies me reprochent de ne pas savoir m'amuser d'être trop sérieuse mais je ne veux pas être frivole. Je ne pense pas qu'il est bon de rire de tout.

Je suis animée par un idéal exigeant et je souhaite entrainer tous mes élèves, tous mes amis, toute ma famille sur ce chemin. Je ne veux pas dire que je suis un modèle de perfection, mais je me sens aspirée par cet objectif.

Toujours ce brouillard, tout est gris humide, flou. Le paysage est comme enveloppé d'un voile opaque. Ce ciel bas semble peser sur moi, comme si mes pas n'étaient plus guidés par ce fil bleu lumineux. Un léger sentiment de doute, totalement inhabituel pour moi me saisit. Est-ce cette discussion avec la mère de Carmen qui me trouble. Elle m'a bien dit que tous les parents étaient très heureux que je sois l'institutrice de leurs enfants mais pour ajouter qu'elle ne partageait pas vraiment ce sentiment, que sa fille ne se plaisait pas dans ma classe. Carmen est habituellement une fillette gaie, dynamique qui aime rire et s'amuser mais elle revient triste de l'école. Elle dit qu'on ne peut pas s'amuser sans qu'aussitôt après vous leurs demandiez de prier, comme si c'était mal de s'amuser, Carmen dit il faut toujours être sérieuse.  Elle trouve aussi que vous les obligez à penser tous pareil, quand elle dit ce qu'elle pense, vous lui faites comprendre qu'elle a tort. Elle m'a dit que vous n'aimiez que les enfants qui disent comme vous. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi cette mère prend la défense de sa fille. Je lui ai dit que Carmen était une élève modèle, intelligente qui travaillait bien, mais elle m'a dit qu'elle voyait que je ne comprenais rien. Je me demande pourquoi je suis troublée, après tout Carmen, c'est une enfant qu'il faut guider.

Il y a aussi Pierrot qui m'a fait une scène ! Ils s'y mettent tous. Il m'a dit que je prenais plus de plaisir avec des femmes tordues et dépressives qu'avec lui.