« Quel brouillard, ce matin ! » 

 

C’est ce que dit Suzy quand elle vient me voir. Suzy, elle aime surtout venir quand il y a du brouillard alors, elle consulte la météo, m’appelle pour me dire : « je viens demain matin, le brouillard devrait être à couper au couteau ».

Ça n’a pas l’air comme ça mais j’ai du mal à refuser, je peux, mais j’ai du mal et j’ai aussi du temps, alors !

Il faut dire que Suzy m’intrigue, me surprend et reste une énigme. Je la connais peu et cette rencontre à la terrasse du « Bar de la dernière chance » reste quand même surprenante et pas ordinaire pour un timide comme moi.

C’est pas trop mon genre d’aborder les filles inconnues à l’arrache et surtout dans un bar où les gens vont et viennent. Ce que je sais faire ou plutôt ce que j’ai du mal à réfréner, c’est une répartie de l’ordre du réflexe en présence d’une situation ou d’un échange autour de moi. En l’occurrence, un couple attablé près de moi, en terrasse, discute, je suis complètement étranger à leurs propos, bien concentré sur la bière qui me fait de l’œil par cette après-midi de canicule et pan, le ton monte, le gars se lève, renverse sa chaise, dit : « c’est bon, arrête de faire ta Suzy ! » et se casse.

La fille a l’air gêné mais pas trop avec les regards qui convergent vers elle et là, impossible de résister, je lâche : 

 

  • Beau temps aujourd’hui mais orageux en fin de journée ! 
  • Pour sûr, jeune homme ! 

 

Et ça s’arrête là ou presque : mon bus est à l’heure, la bière sacrifiée.  Je retourne retrouver ma maison, les marais, les serpentins de la rivière et le brouillard du matin quand il daigne se présenter.

Mais le « jeune homme », ça fait toujours plaisir même si ce n’est plus le cas depuis longtemps.

 

Faut dire, que comme tous, j’utilise le bus au maximum pour mes déplacements car mon véhicule personnel n’a plus de gasoil que pour 95 Kms. Avec le dérèglement climatique et les restrictions de carburant, chacun a droit, en fonction de sa situation, à des bons de carburant mensuels pour pouvoir passer à la pompe. Je devrais recevoir d’ici pas longtemps le mien directement sur le site des services fiscaux, ce qui me permettra d’acheter 50 € de carburant pour une autonomie supplémentaire d’environ 300 Kms. 

Mais je peux cumuler mes bons pour faire un grand voyage en calculant bien.  En cas de dépassements, l’avance coûte un bras et vous est retenue sur les bons à venir.

Personne ne moufte, on a bien ce qu’on mérite, fallait faire attention avant.

 

Donc, ça ne s’est pas arrêté là puisqu’à l’occasion d’un autre passage en ville, de la chaleur, d’une bière fraîche et « de la dernière chance », la « Suzy » fait solo en terrasse :

 

  • Mer calme et pas de coup de vent aujourd’hui ? 
  • Pour sûr, Capitaine ! 

 

Et c’est ainsi que cette relation a commencé.

 

Quand j’ai dit que j’habitais là, « le » campagne, au bout d’un ch’min, près des marais et qu’à une époque, il fallait mettre de l’engrais au pied des poteaux téléphoniques pour avoir la tonalité ou quand il veut, le brouillard a rendez-vous avec grenouilles, crapauds et autres hérons du même acabit :

 

  • J’adore le brouillard, il cache les vilaineries du monde, permettez-moi d’aller vous visiter un jour de brouillard, je saurai me faire discrète.

 

Comment refuser ?

 

Mon temps se partage entre les travaux du quotidien, les coups de mains aux paysans voisins et les cours de guitare aux gosses du « quartier » et des alentours. C’est bien suffisant, je prends mon temps. Comme disait le grand Albert : « plus on va vite, plus le temps est court » donc j’étire mon temps et je le gâte.

 

  • Bonsoir il est tard pour téléphoner, vous me voyez désolée mais je suis la fille du brouillard de « la dernière chance » si vous vous rappelez. 
  • Bien sûr, la Suzy en terrasse.
  • Demain matin, brouillard opaque, visibilité nulle, corne de brume sur les flots, vous m’accepteriez au bout de votre chemin pour une visite sans visibilité ?
  • Pour sûr, matelot. J’ai mon temps, je vous explique.

 

Comme dans la chanson : « 8 heures du mat’, j’ai des frissons … » je me retrouve derrière les carreaux de la fenêtre de la cuisine attendant l’apparition qui va percer le brouillard du chemin, grâce à mes explications.

 

C’est vrai ! On ne voit pas à 20 mètres et j’ai laissé une lampe extérieure allumée qui sert de phare. J’aurais pu demander au voisin Robert son cor de chasse pour faire corne de brume et l’accueil aurait été complet mais quelque peu déplacé.

Je soupçonne la dame d’être classieuse et comme on dit, c’est pas la peine de la jouer au Beauf’ avec les gens qu’on ne connait pas.

 

Je la vois, les 20 derniers mètres ne sont qu’une formalité.

 

  • Entrez.
  • Bonjour, vous me reconnaissez ? Je suis désolée, je m’impose, ce n’est pas très courtois. J’ai honte.
  • Pas du tout, je vous ai dit de venir.
  • Votre brouillard est parfait et merci pour le phare qui m’a guidée, charmante attention.

 

Et on a passé une courte journée avec visite du marais et des quelques chemins alourdis de gouttelettes de cette brouillasse cotonneuse.

 

  • Félicitations, merci pour tout, le thé et la soupe de midi, je suis confuse de m’être imposée comme ça. Ah ! Mon prénom ce n’est pas Suzy mais s’il vous convient ! Mon bus est à 15 heures, vous permettez que je prenne congé.
  • Pas de problème, belle journée à bientôt, peut-être.

 

Effectivement ce fut une belle journée, on n’a pas raconté nos vies, on est resté dans le brouillard pour le brouillard. Je peux tout imaginer.

 

Comment peut-on s’intéresser à l’autre ? Faut il faire subir un interrogatoire ? Qu’attend-on des réponses ?

 

« Je n’avais pas remarqué que vous étiez DRH ! »

 

Non, difficile de s’immiscer dans l’histoire de l’autre aussi brutalement, un peu de retenue. Chacun se dévoile à sa guise naturellement, sans contrainte.

 

« Oh, vous connaissez la musique, moi c’est plutôt le théâtre, les comédiens et le cinéma ». 

 

La musique de la vie, personne ne la connait, la partition est compliquée avec ses da capo, ses cadences, ses crescendos et ses codas.

 

J’aime bien le mystère. J’ai déjà eu des histoires de ce genre, croiser quelqu’un qu’on croit reconnaitre et qui s’avère être un inconnu. On sympathise mais il reste toujours un inconnu quelques années plus tard. Allez donc dire « mais en vérité qui es-tu ? C’était un quiproquo, j’ai cru … ».

 

C’est très cinématographique comme situation, mon pote « Petit », je n’ai jamais su qui il était. On est allé au resto’, on a parlé projets, de ses enfants, du foot et tout le reste et je le regardais en me demandant tout le temps « Mais qui c’est c’mec ? ». Peut-être que lui aussi il s’est aperçu trop tard qu’il y avait maldonne, qu’il ne me connaissait pas, qu’il a joué le jeu pour ne pas être ridicule. Je l’ai perdu de vue mais ça reste mon pote.

 

Là, ce n’est pas l’inconnue du Nord Express mais celle « de la dernière chance » mais pour qui ?

 

Ah ! Il a bon dos le brouillard, on peut d’asseoir dessus, s’en servir de paravent. 

Elle a du culot quand même. En général les filles elles ne s’imposent pas comme ça. Je suis sûr qu’elle est adepte du jiu-jitsu et qu’elle peut m’envoyer dans le décor ou dans le brouillard en moins de deux, qu’elle sent qu’elle ne risque rien. Peut-être que je n’ai pas une tête de tueur pourtant on a vu des moines être des tueurs en série.

 

Qu’est ce que je fais maintenant ? Je la rappelle : « Êtes-vous bien arrivée ? » « Aimeriez-vous revenir ? » pour l’entendre dire :

 

  • Faudrait pas trop rêver, Capitaine et vous prendre pour le vaisseau fantôme qui sort du brouillard ! 

 

Non, faut pas faire comme ça, laissons passer le temps. J’irai quand même déguster une bière à la dernière chance.

 

Tiens, je vais m’écouter un petit Rolling Stones : « I Miss You ».

 

 

 

FIN DU PREMIER CHAPITRE