Il avait commencé à lire le roman de Kafka quelques jours auparavant. Débordé par la préparation aux examens de fin d’année, il l’avait abandonné. Il l’ouvrit à nouveau dans le métro qui le transportait jusqu’à la résidence universitaire. Malgré l’annonce répétée, « nous arrivons de suite au sommet », les personnages ne cessaient de monter de marche en marche, obliquant d’un escalier à un autre escalier dans une sorte d’anomalie spatiale. Il avait du mal à fixer son attention et ressentait une légère nausée qu’il attribua aux brusques décélérations de la rame provoquées par des travaux sur la ligne.

Ce soir-là après avoir fermé sa boite mail, il reprit sa lecture dans la tranquillité de sa chambre sous les combles. Au-delà du velux, l’encre de la nuit s’étendait, opaque. Installé dans son fauteuil favori, dos à la porte, pour ne pas être dérangé par l’irruption éventuelle d’un de ses voisins de palier, les cigarettes et le Smartphone à portée de main, il laissait son esprit suivre les destinées de Karl Rossman dans sa découverte de l’Amérique. Mot après mot, phrase après phrase, ligne après ligne, il s’éloignait des murs de la chambre entrant dans ce monde factice et pourtant si réel. Il entrevoyait la possibilité d’en faire une adaptation sous la forme d’un roman graphique. 

À présent, juché sur l’escalier de secours d’un immeuble new-yorkais, il distinguait en contrebas une rue si rectiligne qu’elle ressemblait à une entaille profonde entre deux rangées de maisons. Des images cinématographiques de poursuites sur les toits affleuraient à sa conscience. L’une d’elles s’incrusta. Il voyait maintenant un policier saisi de vertige qui s’agrippait à la gouttière du toit, les pieds battant l’air au-dessus d’une circulation de fourmis humaines prises dans un flux constant et frénétique. Il sentait les battements de son cœur s’accélérer, le malaise monter, il respirait avec difficulté cherchant son souffle. Il s’efforça de chasser l’image en observant au lointain, dans la vapeur, les deux anges démesurés qui, perchés sur un piédestal, soutenaient un escalier de pierre. Une fine silhouette chapeautée s’élançait sur les marches vers une arche gothique ornée de trophées. Il se dit que le héros de Kafka montait et descendait comme les anges de la Bible sur l’échelle de Jacob. Puis c’est l’image de Charlot avec sa canne, son chapeau et ses déboires de vagabond qui le réconforta. 

Tout à coup, il entendit l’écho de deux voix qui lui parvenait par une des grandes baies sous le toit de l’immeuble, l’une tonitruante, l’autre à peine audible. Il fut ainsi le témoin de la dernière dispute. Il remarqua la silhouette d’un très jeune homme, assis dans un fauteuil, tournant le dos à la porte ouverte de la chambre. Un homme corpulent aux cheveux blancs se tenait debout devant lui. L’homme lui adressait des reproches avec véhémence. Les qualificatifs ingrat, insolent, paresseux, inconscient, furent prononcés. L’homme en rage n’oubliait rien : les erreurs, l’investissement financier perdu, la promesse de la réussite sociale trahie, l’inconséquence de la jeunesse qui fait échouer les projets les mieux ficelés. Dessiner, peindre, en faire son activité principale, l’orient de sa vie, était-ce bien sérieux ? Chaque acte était comptabilisé et retenu à charge. Les épaules du très jeune homme se repliaient davantage. Le souffle court, il tentait de se justifier sous la rafale des accusations. 

Il sentit les deux mains de l’homme le saisir par le torse,  l’arracher du fauteuil, le trainer vers la porte ouverte. Elles le tenaient maintenant sur le palier tout en haut de l’escalier du dernier étage, près de l’épine dorsale de la rampe. Puis le très jeune homme en train de lire un roman de Kafka sentit les mains de l’homme relâcher leur pression, s’abaisser,  ses pieds retrouvèrent le contact du sol. Et l’homme disparut.