Qu’est-ce que c’est que cette créature, hirsute ; trempée et à moitié nue qui est plantée là dans mon salon ?

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Qu’est-ce que c’est que cette bonne femme en chemise de nuit et à demi réveillée qui semble très surprise de me trouver là, ce que je peux comprendre ?

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Il faut dire que la situation était assez paradoxale pour ne pas dire cocasse, ni l’une ni l’autre ne comprenant ce qu’elle faisait là, où ce que l’autre faisait là !

Je serais bien repartie, mais mon cerveau gelé ne répondait que partiellement à mes sollicitations. Pour ne rien arranger, je commençais à avoir des crampes dans les bras, depuis le temps que je les avais levés en signe d’auto-défense à l’instant où elle s’était mise à hurler.

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Si je ne prends pas la direction des opérations, dans trois jours, on en sera encore là, après tout, je suis chez moi, non d’une pipe.

  • C’est bon, baissez les bras et asseyez-vous, je vais allez chercher de quoi vous couvrir plus chaudement et que vous soyez plus décente. Au fait, je n’ai pas de mari, c'était pour vous impressionner. Diable, il va quand même falloir que vous m’expliquiez comment vous vous êtes introduite dans mon appartement.

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Lui expliquer quoi ?  Que je ne savais pas comment je parvenais à réaliser ce tour de force d’entrer dans différents lieux sans en forcer les portes, sûre qu’elle me prendra pour une folle. Elle s’est enfin aperçue que je claquais des dents, et que mon corps se couvrait de marbrures bleues dues au froid. 

Je me suis installée en boule au coin du canapé, tenant mes genoux enserrés dans mes bras.

  • Allez oust, enlevez-moi ces sous-vêtements trempés, sinon vous allez attraper une pneumonie, vous n’allez pas faire de chichi, j’en ai vu d’autres et puis vous vous êtes bien baladée dans cette tenue dans les rues du quartier alors ! Vous vous rendez comptes des risques que vous avez pris ? Il y a tant de malfaisants qui rodent, vous êtes vraiment insensée.

J’avais encore sur le dos la tenue de nuit qui avait effrayé mes voisins d’immeuble, à savoir une culotte et un t shirt.

Voyant que je ne me décidais pas, elle a pris la direction des opérations, me faisant lever les bras pour littéralement m’arracher mon t shirt. Devant son hésitation, j'ai pris la décision d’enlever ma culotte, cette fois j’étais nue comme un ver. 

Elle m’a bouchonnée comme on le fait à un cheval alors qu’il est couvert de l’écume de l’effort, ici ça n’était pas avec une poignée de paille, mais avec une serviette éponge râpeuse, du style gants utilisés dans les Hammams pour vous débarrasser de vos vieilles peaux. D’un côté, j'avais l’impression qu’elle me pelait comme une pomme, de l’autre, je ressentais la brûlure du sang qui reprenait possession de mon circuit sanguin. Du même coup mon cœur retrouvait un rythme normal et mon cerveau à compter synapses et neurones.

Elle m’a fait enfiler une chemise de nuit en pilou-pilou, un gros pull et des chaussettes de laine. Je reprenais tout à coup goût à la vie.

  • Je vais vous préparer une tisane c’est tout ce que je peux faire pour vous, il ne me reste rien de rien.

Même si la tisane avait la saveur de l’eau de pluie, elle me fit grand bien étirant une ligne de chaleur dans tout mon corps, j’avais grand faim mais sachant qu’elle n’avait plus rien j’ai préféré m’abstenir. 

  • On va aller dormir, et demain matin de bonne heure, j'irai faire des courses, peut- être que par miracle, je parviendrai à trouver du pain.

Le lit, parlons-en, il ressemblait à un igloo au milieu de la chambre tant elle y avait entassé de choses pour le rendre plus confortable.

  • C’est tout ce que j’ai à vous offrir, alors, à vous de décider ici au chaud avec moi où là-bas sur le canapé, il y fait très froid !

C’était une découverte pour moi, me mettre au lit avec une femme que je ne connaissais pas une heure auparavant. Quand bien même je l’eusse connue, cela me paraissait un peu bizarre, Enfin, j'ai pris ma décision, au point où j’en étais, cela ne changerait pas grand-chose.

Étonnamment, il faisait effectivement chaud, enfin un peu au creux de ce monticule. Au début, je suis restée sur mon quant à moi en me tenant en bordure de la couche, après un quart d’heure, nous étions collées l’une à l’autre comme de vieilles connaissances. À vrai dire, j’avais le sentiment d’être en pleine régression. J’étais si près d’elle qu’elle a fini par passer le bras autour de mes épaules pour que je puisse me loger plus confortablement. Les sensations d’abandon que je ressentais depuis quelque temps commencèrent à fondre et se dissoudre, me donnant un sentiment de libération. Nous étions dans un demi-sommeil, mais l’aspect un peu particulier de notre relation naissante nous empêchait de nous relâcher au point de nous endormir.

  • Que faisiez-vous avant de courir les rues la nuit en petite tenue, vous êtes seule au monde, vous recherchez des personnes isolées pour les dévaliser ?

Je ne savais pas comment articuler mes réponses, certains des aspects de ma vie ne me posaient pas de difficultés à être confiés à une inconnue, au contraire. Elle ne se rendait pas compte du sentiment de réconfort que m’apportait notre proximité physique et la chaleur qui s’en dégageait. J’ai eu le sentiment à cet instant de reprendre le lien rompu lors du décès de ma mère. Je comprendrais que cela puisse paraître incongru, mais cette disparition sans cadavre et sans sépulture m’avait laissée complétement perdue une plaie au creux du cœur.

 Par petites bribes entrecoupées de période de sommeil, je lui ai tout raconté, sans que jamais elle m'interrompe. Je sentais simplement la pression de son bras qui s’accentuait lorsqu’elle voulait que je poursuive. J’étais épuisée comme après avoir parcouru un grand nombre de longueurs de bassin à la piscine.

Mais en contrepartie, il y avait tout le reste dont le moindre n’était pas ma capacité à me mouvoir en tous points et en tous lieux, circulant seule, créant des évènements dont la plupart dépassaient mes faibles forces. En plus, régulièrement, mes pouvoirs semblaient s’amplifier. Pénétrer des lieux interdits, des logements de particuliers, des entreprises et entrepôts d’où je rapportais de la nourriture.

Je n’ai pas abordé ces questions tout de suite, mais la nuit n’était pas encore terminée, lorsque je me suis tue, c'est elle de sa voix grave qui s’est exprimée. Elle a alors parlé de sa famille, une famille d’immigrants d’Europe centrale qui avait fui les régimes totalitaires qui ne rêvaient que de les effacer de la surface de la terre. Qui passaient les minorités à la moulinette d’une histoire recomposée. L’arrivée en France n’avait pas été flamboyante, au pays de Voltaire et d’Hugo, on ne faisait guère de différence entre toutes ces populations qui cherchaient un endroit où se poser. La langue, cette langue qu’aujourd’hui elle chérissait, lui avait coûté bien des larmes, son accent provoquant des fous rires qui l’obligeaient à ravaler sa rage, lui faisaient monter les larmes. Je n’ai pas tout entendu, car par instants, je m’assoupissais. Un mot a tout à coup attiré mon attention : c’est quand elle a dit qu’elle avait choisi le sanskrit pour redonner une voix à une langue disparue, là, j'ai eu le flash, son visage me disait quelque chose, mais coiffée, maquillée, c’était la professeure dont tous les étudiants avaient le béguin et c’est moi qui étais là couchée avec elle. À sa surprise, je me suis mise à rire d'un rire joyeux et enfantin.

Elle se désolait à propos de tout ce qu’elle avait dû abandonner à l’université : dossiers de recherche, documentation, archives, son ordinateur et des objets personnels. Quand les retrouverait-elle si toutefois elle pouvait les récupérer un jour.

Il y avait du pain sur la planche, d’une part trouver des vivres pour s’alimenter en assez grande quantité, et d’autre part vider son bureau à l’université.

En dépit de mon expérience, je ne savais toujours pas très bien comment j’opérais ni comment j’allais m’y prendre en fonction des volumes à transporter, je n’étais pas inquiète, jusque-là tout s’était toujours bien terminé depuis ma visite à « la Tour d’Argent ». Enfin, on verrait bien si cette fois encore le charme allait jouer.

  • Ce n’est pas possible, d’où sortez-vous ? c’est bien la peine que j’essaye de vous sauver de la pneumonie annoncée pour que vous recommenciez !

Je suis raide, articulations bloquées, la voix rauque d’une fumeuse invétérée, et je suis couchée sur le canapé, une méchante couverture sur le dos.

Elle s’empare de moi et l’on recommence l’exercice de la veille, bouchonnage au gant de crin et changement de tenue, celle-ci étant de nouveau très humide.

  • Vous êtes ressortie, pour quoi faire, je vous demande ?

Je ne sais pas encore très bien ce que j’ai pu réaliser cette nuit donc je ne lui dis rien ; il est inutile de lui donner de fausses joies. Alors qu’elle se dirige vers sa kitchenette pour me préparer une tisane, je l’entends qui s’exclame.

  • D’où sortez-vous tout cela ? Où avez-vous retrouvé mon ordinateur ?

Elle n’écoute pas ma réponse et disparaît à nouveau pour aller découvrir les résultats de mes larcins. À l'entendre tout est là, il semble qu’il ne lui manque rien. Avant de poursuivre son inventaire, elle revient s’occuper de moi en m’apportant de quoi m'habiller chaudement !

Vous êtes qui, ange ou démon ?

  • Ni l’un ni l’autre !

Et nous partons dans un fou rire incontrôlable, salvateur.