Réveil brumeux, c’est rien que de le dire, j’avais l’impression que j’étais devenue aveugle car mon champ de vision ne dépassait pas un mètre.

Jamais une goutte de vin ne m’avait fait cet effet-là, encore est-il vrai que je ne m’étais pas contentée de quelques gouttes.

Une fois complètement éveillée, je constatais à mon grand soulagement que ma vue n’était nullement en cause, pas plus que le dépassement de ma dose de vin rouge habituelle.

Un brouillard épais et gras stagnait sur le boulevard le rendant encore plus effrayant qu’à l’accoutumée. Depuis quelques jours voulant rejouer la révolte de la commune de 1870 des bandes d’émeutiers mettaient le feu à divers bâtiments, grands magasins, bâtiments publics comme les hôtels de ville d’arrondissements. Personne n’étant plus là pour combattre ces sinistres, leurs fumées stagnaient sur la ville y entretenant une tenace odeur de bois brûlé. Je me suis empressée de refermer ma fenêtre en toussant comme une tuberculeuse.

Il n’y avait rien à faire que d’attendre que le vent se lève et chasse les miasmes.

Munie d’un bloc j’entrepris de récapituler tous les évènements auxquels je m’étais retrouvée mêlée à mon corps défendant ces dernières semaines.

Je rencontrais des difficultés à m’y retrouver pour classer mes souvenirs dans une colonne : normal ou paranormal. Ce qui m’arrivait était tellement surprenant que je finissais par ne plus rien y comprendre.

Est-ce que je subissais une sorte de sortilège dans lequel je n’avais joué aucun rôle ou au contraire étaient-ce mes pensées et mes comportements qui m’avaient transportée dans un monde parallèle.

Je ne sais pas, moi, mais me revenaient en mémoire tout ce que les anciens de la famille pouvaient raconter sur les filles qui se donnaient aux hommes en dehors du mariage. Elles devenaient soit hystériques agissant de plus en plus n’importe comment, se conduisant comme des débauchées ou au contraire, écrasées par leurs errances et le poids de leurs fautes elles sombraient dans ce qu’ils appelaient la langueur pour les dames et qu’aujourd’hui on dénommerait une dépression.

Je ne retrouvais pas mon cas dans ces définitions, je me souvenais juste d’une tante qui avait le pouvoir de chasser le feu, mais il ne fallait pas en parler hors de la maison, car même chez nous elle sentait le souffre.

À mon niveau j’aurais été bonne pour aller finir ma vie sur l’un des bûchés de l’inquisition, mon intervention sur les tours de Notre Dame oblige.

Ce qui était effarant c’était cette concordance entre les faits qui me concernaient personnellement et tout ce qui se passait autour.

Je n’allais tout de même pas imaginer que ma façon d’être avait joué un rôle dans l’éclatement et l’évolution de la pandémie, en particulier dans ce cas précis cela aurait impliqué que j’eusse joué un rôle dans la mort de ma mère. D’y penser m’obligea à m’allonger sur mon lit laissant aux larmes la charge de me rincer le cœur.

L’évolution climatique ? en quoi ma façon de vivre pouvait-elle avoir enflammé le climat, bouleversé les saisons, fait monter le niveau des océans et mourir les pipistrelles.

Conséquences de ces problèmes, les comportements humains si l’on peut encore utiliser ce terme aux vues de ce qui se passait ici et ailleurs frisait en ce moment la crise d’hystérie.

Il semblait que des vernis de civilisation se soient dissous, libérant des formes archaïques de comportements remontant aux temps très anciens au cours desquels chacun luttait pour sa survie et qui avaient permis que nous soyons encore présents sur cette planète. 

Il me semblait que la prise de conscience ne se soit pas encore faite, et que le salut, si salut il devait y avoir, serait collectif ou ne serait pas.

Dans tout ça je ne percevais pas la moindre petite lueur me permettant d’espérer un début de compréhension.

Une chose était certaine, si un début il devait y avoir, il se situait à ma première visite à l’université et ces premiers émois qui m’avaient envahie. Par la suite je dois reconnaître qu’après ma rencontre avec la jeune femme qui assurait le secrétariat, j’avais ressenti quelque chose de presque comparable. La sexualité est tout de même une pulsion étrange.

Ensuite tout s’était accéléré, la lettre sur l’immeuble, Notre Dame, l’Arc…

La peinture sur mon corps et dans les escaliers, la chambre mortuaire dans l’appartement d’à côté, dans une époque normale on m’aurait mis sous neuroleptiques, envoyée en thérapie, faire des séances d’hypnose, des bains d’eau glacée.

J’aurais aimé pouvoir interrompre le fonctionnement de mon cerveau ne serait-ce que quelques minutes, une séquence thérapeutique qui aurait réinitialisé mes neurones . 

Dans la réalité c’est tout le contraire qui était en train de se produire. C’est comme si le fait d’avoir ouvert la fenêtre sur ce monde pris dans le brouillard était dans une certaine mesure l’annonce d’un désastre. Les volutes de brouillard mêlées au dérèglement du monde s’infiltraient lobe après lobe dans ce qui était ma plus grande richesse, ma pensée, mes capacités réflectives se diluaient lentement comme des chamallows fondant sous l’action de la chaleur des bûches dans la cheminée. Les dendrites dansaient la farandole comme coquelicots sous l’action du vent, envahissant mon crâne de bruissements furtifs qui vous faisaient se dresser les cheveux sur la tête.

Ma vue se trouva très vite hors circuit il y eut quelque clignotement des flashes de couleur puis le gris absolu. L’odorat suivit de près, saturé par les fragrances pestilentielles que dégageait la ville. Il ne me resta bientôt que le toucher, pour me rassurer je tâtais ce corps dont je ne distinguais même plus les contours.

L’ouïe semblait avoir pris toute la place en se glissant dans les interstices que le brouillard avait feint d’ignorer et restaient disponibles.

Impossible d’ignorer le moindre craquement des bois de l’immeuble, les bruits de la vie domestique, de mes compagnons de radeau de survie. On percevait aussi les rugissements des foules rassemblées aux quatre coins de la capitale qui ravageaient les espaces,  jugeant, condamnant, exécutant.

Le goût du sang au bord des lèvres ! Ah une bonne justice expéditive au cours de laquelle les procès sont tranchés en quelques minutes. On y fait fi de la présence des avocats, les prévenus se défendent seuls. Ils sont les mieux placés pour le faire puisqu’ils sont coupables. D’ailleurs ils ne semblent pas étonnés quand est prononcée la sentence : Peine de mort.

Dans ma nuit et mon brouillard, je suis tout à coup réveillée par une tempête, je me cramponne à ma couette et mes oreillers, je hurle je crie, crache comme un chat en colère, et finis par ressentir la brûlure de deux claques à la volée qui, elles, ne semblaient pas nées de mon magma imaginaire.

  •  Vous vous n’allez pas bien, vous m’avez mordu au sang, veuillez m’excuser pour la paire de gifles, mais vous avez ameuté tous les rescapés de l’immeuble.

En effet ils sont tous là, pressés sur le palier, me regardant avec des yeux étonnés, sans dire un mot. J’avais hurlé plus que de raison pour les avoir ainsi ameutés et attirés jusqu’à ma chambre. Cependant, je n’ose sortir du lit en leur présence sachant que ma tenue de nuit est des plus sommaires, il y a pourtant urgence la trace de mes dents sur la main de mon pauvre voisin saigne abondamment. Lui qui semble dans un état proche de l’effondrement n’a pas en plus besoin de ça pour s’affaiblir un peu plus.

Il a compris la situation et leur a demandé de bien vouloir regagner leurs appartements, et qu’il passerait pour les informer de la suite des opérations.

Je suis sortie de sous mes draps après avoir jeté un œil sous la couette pour constater l’état de ma décence ; un « t-shirt » une culotte l’honneur était sauf, il avait eu la correction de se tourner pour ne pas m’accabler un peu plus dans ces instants où je me retrouvais en situation désagréable. 

Un jean et un pull plus tard, je pouvais lui dire donnez-moi votre main sans rougir.

J’avais la dent cruelle, dans une coupure on pouvait découvrir la blancheur de l’os, en parfait gentleman il n’a rien dit lorsque j’ai versé du cognac trois étoiles sur sa plaie,  mais qu’il aurait préféré le boire. J’ai serré le tout avec une bande de tissu déchirée sur une serviette de table. 

Sur le pas de la porte il m’a regardé en disant : je suis désolé de vous dire cela, mais vous n’allez pas bien du tout. Encore une chose si vous pouviez retrouver un lieu où vous approvisionner, je, enfin nous, les habitants de cet immeuble nous vous en serions reconnaissants car nous n’avons plus rien. J’ai hoché la tête sans répondre, mais il a compris que c’était oui !

Il était trois heures du matin et je me suis replongée sous la couette qui avait profité de cet intermède pour redevenir glacée.

***

  • Au secours que faites vous chez moi, ne bougez pas ou j’appelle mon mari, chéri téléphone à la police quelqu’un s’est introduit chez nous