I

Morte et enterrée ! Boris écoute ça ! « Laura Cambassédès a été inhumée le 16 juillet 2022 dans la plus stricte intimité ». Tu ne te souviens pas d’elle ? Mais si… elle a animé une émission sur TF1 dans les années 90 : « Danse la vie », enfin un truc comme ça. Quelle femme ! quelle classe ! souviens-toi ! les téléspectateurs l’avaient élue femme de l’année. Mais si… souviens-toi… une blonde magnifique… tu voulais l’interviewer ! Tu en étais dingue ! Comment ? Tu ne te souviens pas ! Tu disais qu’elle ressemblait à Kim Novak dans Vertigo, toujours habillée de tailleurs très simples, très chics. Madame Outrefontaine du Figaro Magazine avait écrit un article élogieux en affirmant qu’elle avait fait ses études chez les Demoiselles de la Légion d’honneur. C’était plausible… pas une once de vulgarité ! Une référence ! Elle faisait des jaloux. Rappelle-toi quand elle s’est mariée ! Violaine Navarin, tu sais la romancière ratée qui se venge dans les colonnes de « Ici on dit tout », avait écrit dans sa feuille de chou qu’on pouvait suivre Laura, à la trace, dans toute l’Europe. Elle aurait commencé à Hambourg, danseuse dans une boite de strip-tease qui appartenait à Ernst Kirchberg, tu sais, le fameux truand qui faisait du trafic d’armes pendant la guerre de Yougoslavie et qui s’est fait flinguer par la mafia russe. « Laura la Vérité !», je revois le titre de l’article accompagné de la photo d’une très jeune femme peu vêtue assise sur un comptoir… Souviens-toi qu’à la rédaction on en avait parlé ! Rémi Chandefer faisait l’intéressant en racontant, à qui voulait l’entendre, qu’il l’avait connue enfant. Ils avaient fréquenté le même collège à Coulon sur l’Autize dans le Marais Poitevin. Elle s’appelait de son vrai nom Pauline Cloquet, ses parents vendaient des fripes sur les marchés. Toujours d’après Rémi, dès la classe de cinquième elle aguichait tous les pions. Et puis un jour elle avait disparu de la circulation.

 

                                                                         II

Si Boris se souvient d’elle, il ne le révélera pas. C’est un souvenir qui n’appartient qu’à lui. Oui il l’avait rencontrée mais bien avant sa célébrité tapageuse. Sous le nom de Rita et sur la scène d’un cabaret de province. Son corps de danseuse, puissant, massif, opaque, à la géométrie idéale l’avait hypnotisé et emporté bien au-delà du numéro d’effeuillage aux figures convenues. Il s’était engagé derrière le rideau de scène, avait franchi la dizaine de mètres d’un couloir qui séparait la coulisse de la porte des loges. Dans une ombre douceâtre faite de sueur, de poussière et de fards tournés, il avait tâtonné, le dos de la main râpé par les aspérités du mur, l’œil écorché par la lumière pisseuse d’un vieux néon. Celle qui émergeait de ces ténèbres bleutées était assise là sur une vieille chaise plastifiée, ses jambes très calmes reposaient l’une à côté de l’autre, les genoux légèrement écartés. Coudes appuyés sur la table de maquillage, paupières mi-closes, visage nu, absorbée en elle-même, elle semblait veiller. Les oripeaux pailletés gisaient sur le carrelage. Impossible de retrouver une quelconque manœuvre de séduction dans son attitude. Saisi, il s’était enfui. Dans la mémoire de Boris, elle habiterait pour toujours dans l’encadrement de cette porte.

 Madeleine au miroir, songeait Boris, que reste-t-il de toi aujourd’hui sous le crépi de la mort ?

                                                                       

 

 

 

 

 

 

III

Où suis-je ? Une légère perturbation de la chaussée vient dévier la course de la voiture et je plonge dans un bleu de lapis-lazuli. Tout mon être zigzague sur un fil de lumière auquel je m’accroche.  Je perçois encore la note bleue, liquide et douce d’un blues lointain sur fond de sirène d’un SAMU. Une voix m’appelle, me demande mon nom. Qui suis-je ? Mes pensées font le grand huit et patinent sur le fil bleu qui m’enchante, m’entraine. Je prends la tangente, me laisse couler dans les marges. Je glisse d’une scène à l’autre, une fois de plus, une fois de trop. Les bienheureuses Pauline, Rita, Laura, vivront désormais, peut-être, dans la mémoire des vivants tandis que le fil bleu s’envole, délesté de mes encombrantes peaux.

J’ai été Pauline, engoncée dans sa robe du dimanche, la nuque raide sous le nœud empesé, la frange coupée droite, à la Jeanne d’Arc ! Tu as douze ans. Tu croises tes bras contre ta poitrine et tu dis non ! Non au dimanche ennuyeux qui dégouline de pluie sur le Marais, non à papa qui pince méchamment la joue de maman si elle ne prépare pas assez vite le repas, non à la main de Tonton Jean qui te trouve le corps bien avancé pour ton âge. Tu tournes, tu te retournes, tu guettes déjà le regard des garçons. Tu devines l’échappée.

J’ai été Rita. Il avait dit « Ferrari ». Ça fera un beau nom de scène. Tous les jours, je m’entraine dur. J’aime danser. Le soir, dans des costumes de lumière dont je me dépouille savamment, je joue la good girl, la romantique, la garce, la lionne… Ces rôles m’amusent. Je m’avance les mains ouvertes vers les hommes. Je les aime haletants, misérables ou glorieux. Ce n’est pas sale. Ça le devient. Un jour je dis non. 

J’ai été Laura, mon chef-d’œuvre. J’efface tout et je recommence. Derrière la madone des chaines et des écrans, il y a un travail de tous les instants. Être, paraitre, disparaitre et devenir une icône. Maintenant ils vont m’élever des autels, fleurir ma tombe. Chaque année ils célébreront la date anniversaire de ma mort, ils n’en finiront pas d’écrire des livres, de collectionner des reliques, des bribes, des lambeaux. Aujourd’hui j’ai gagné l’éternité.