Il suivait du doigt la ligne bleue qui bordait la bande Velpeau. Il avait mal, très mal ; ça l’empêchait de dormir. Son bras ébouillanté continuait à bouillir, en vérité, la brûlure était intolérable, son épaule, ankylosée, elle aussi, mordue par le feu.

« Je t’avais bien défendu d’y toucher » avait dit sa grand-mère ; mais que c’était fascinant, ce fil noir qui pendouillait de la table à repasser, comme une corde. A genoux sur le carrelage, il l’observait, elle l’appelait ; juste tirer un peu, pour voir ! Il avait tiré et tout avait suivi, le cordon, la prise et la bassine qui contenait l’eau bouillante pour amidonner les plis délicats de la robe de baptême étendue sur la planche à repasser. Juste avant, Mamette avait dit : « tu vois, c’est la robe de baptême de la famille ; je l’ai portée, ta mère aussi, je te montrerai des photos, avec le bonnet, c’est la robe des filles, la première de leur vie ! Elle est très vieille maintenant, ça ne se fait plus beaucoup, mais, moi, j’y tiens et ta mère aussi ». Fred avait pensé : « manquerait plus qu’on mette ça aux garçons », ce qu’il avait dit à Mamette, et ils avaient eu une discussion sur le genre et ses coutumes, très en avance sur les interrogations actuelles !

            Fred était songeur et un peu endormi ; à 6 ans on a parfois encore des envies de sieste. Mamette repassait ; de la vapeur d’eau s’élevait en buée au-dessus de la table, dans l’odeur sucrée de la pattemouille. Il s’était couché, juste aux pieds de la table, Mamette ne pouvait pas le voir du haut de la planche et n’avait pas mesuré le danger possible.

            « Tu sais, je l’amidonne, ces broderies, faut que ça tienne, faut que ça ressorte »! Fred se voyait en fille, vêtu de la robe, sur les bras de sa marraine ; et il avait tiré, tiré le fil noir en pensant : « débile pour un gars, une robe pareille ».

            Aussitôt, la douleur l’avait assailli, hurlement de Mamette, éclaboussures brûlantes. Après il ne sait plus. L’attente des pompiers puis, plus rien, réveil aux urgences sur le brancard ; les visages penchés sur lui, les voix inquiètes, un masque appuyé sur le nez et la bouche. Et une femme qui disait : « respire bien, tu vas dormir pendant qu’on te fait ton pansement. Elle disait aussi « C’est pas trop grave, il a de la chance, 2èmedegré, étendu, mais superficiel ». C’est quoi, superficiel ?

            Réveil chez Mamette qui le garde pendant que Maman est à la maternité ; tout lui revient, le moment de la sieste, sous les pieds de la table, et le fil, le fil qui pendait et qui le fascinait, et aussi Mamette qui dit, en appliquant le fer sur les plis de la robe « tu vois, je la prépare pour Rose ; après tout, ta petite sœur, c’est la reine de la fête, elle va être la plus belle ; oui !  Comme une petite reine, belle comme une fleur, les roses, les roses du jardin ». Brûlure morsure, dans son cœur ! il a une petite sœur, minuscule, toute fripée. Beurk, ça sent le lait caillé, ça pleure, ça crie et tout le monde s’extasie, se félicite !

            Retour de la maternité, Maman, affairée, fatiguée, le bébé, centre du monde et de toutes les attentions ! La petite merveille accueillie :« après trois garçons il était temps »

            Déjà, il a fallu s’adapter : deux grands frères : Julien 18 ans et Paul 13 ans, et lui, Fred, le dernier ! Et Rose, le bébé de sa mère, le cadeau ! Cadeau Bonus ou Bonux qu’on l’appelle !  C’est Papy qui l’a dit en rigolant dans sa moustache, Fred ne sait pas ce que ça veut dire ! Tous les trois, petit sourire en coin. A 6 ans, on sent ces choses, j’ai un peu peur.

            Un peu avant Noël, on était tous les quatre, Maman et les garçons dans le canapé.

            Une petite sœur, vous êtes contents ? Réactions diverses, Julien cesse de bricoler son téléphone, Paul racle les pieds sur le parquet, c’est agaçant.

            Des images défilent ; et maman de dire on a vu à l’examen à la radio et un nom compliqué que j’ai oublié, que tout se passe bien…  Juste après Noël, elle sera là, nous allons commencer à tout préparer. Comment va-t-on l’appeler ? Rose ? Comme la fleur, c’est joli, non ?

            Moi, j’m’appelle Frédéric. C’est beau, mon Papa l’a choisi, mais tout le monde m’appelle Fred. Bof !  Et alors, Rose, comme les fleurs...on verra bien.

            Et me voilà chez Mamette, de plus en plus souvent, elle vient me chercher à l’école ; toujours avec un gros cookie dans son sac. Je suis bien, tout seul avec elle, je l’aime, elle m’aime. Ma copine Lucille la trouve super, Lucille, c’est mon amoureuse.

 

            Retour Chez Mamette après l’accident, l’ambulance, les urgences, l’attente.

            Ca brûle toujours, le monde est ébouillanté ! Comment se débarrasser de ce mal lancinant. Il a hurlé, beaucoup pleuré...Il est très fatigué.

            De sa main valide, il empoigne la peluche Nanane qui a glissé sous le drap ; son doudou que Maman a apporté et posé sur l’oreiller.

            La nuit est tombée quelqu’un a allumé la veilleuse et il regarde le pansement qui enserre l’avant-bras et l’épaule, les sinuosités du fil bleu sur la bande. Peu à peu, la douleur s’atténue, devient brume, le bras est lourd, si lourd. Il prendrait bien son pouce, mais son bras engourdi l’en empêche. Heureusement, Nanane est là.

            Dans le fauteuil près du lit, c’est l’ombre silencieuse de Mamette qui veille ; il voudrait lui tenir la main, mais c’est loin, très loin.

            Le fil bleu fait des chemins, des ronds, des boucles…

           Cet après-midi, elle m’a grondé, Mamette, quand j’ai tapé les roses de son massif avec mon bâton magique ! Non, mais, c’est qui, le patron des roses ? les pétales à terre sous les gifles du bâton, elle a dit « on ne frappe pas les fleurs quand on n’est pas content ! »

Moi je suis malheureux ; Rose est née, elle est là.

            D’ailleurs, les roses se sont défendues et m’ont piqué, « c’est bien fait » a dit Mamette, faudra qu’elle m’explique !

            

            

 Fatigué de douleurs et d’émotions, le petit Fred s’endort, d’un seul coup, comme on sombre, comme on tombe. Mamette aussi, s’est endormie dans le fauteuil.

            Tiens, mais il y a un escalier, montons là-haut ! Comme c’est drôle, il est tout mou, les marches se déforment, tournoient. Il y a de la brume partout, on sent la guimauve, la bouillie, la vanille, c’est rose, c’est bleu, une rampe toute molle aussi accompagne les ondulations, elle est bleue, entre les barreaux, des fleurs extraordinaires, des orchidées de toutes les couleurs dévalent jusqu’aux marches. Fred connaît les orchidées, sa maman en élève devant la baie vitrée, elle leur parle, elle dit : « mes filles », d’une voix si tendre ! Mes filles, tu parles ! Maintenant, il y a Rose, et Rose, c’est une vraie fille, pas une fleur ! On ne lui a rien demandé pour le choix du prénom, c’est Maman qui a choisi. Et Papa, dans tout ça ?

             Un dimanche, on était tous réunis sur le canapé, les deux grands et moi, Maman entre Paul et Julien, mon grand frère et moi près d’Antoine qui n’est pas mon papa mais l’amoureux de Maman et on discutait.

Si j’ai bien compris, c’est lui le papa de Rose. L’amoureux de Maman, pas mon Papa à moi, et aussi à Julien et à Paul. C’est compliqué, les histoires des grands, on regardait la télé, on était bien ; le portable de Maman a sonné, elle est allée dans le couloir parler à une de ses copines, je l’avais suivie, j’entendais : Rose, on va l’appeler Rose... famille recomposée... Antoine... Mamette... aussi...Qu’est-ce que ça veut dire ?  Faudra que je demande à Mamette. Avec elle, j’ai confiance. Maman, on ne peut jamais lui parler pour de vrai, elle est toujours occupée, sur les chapeaux des roues, qu’est-ce que c’est, cette histoire de chapeaux sur les roues ? Julien l’appelle Speedy Mam ; elle n’écoute pas, me presse tout le temps « dépêche-toi, on va louper le bus, on va pas nous laisser rentrer à l’école ». Le stress, quoi !

            Dire que je vais devoir partager ma chambre avec cette fille ! C’est trop ! Fred navigue, entre rêve et réveil. Il ne veut pas se réveiller, son bras est très lourd, l’oreiller est très chaud, mais il est bien ! Il n’a plus vraiment mal, c’est comme un gros coup de soleil sur le bras.

            Le rêve gagne. Tout engourdi, Fred voyage ; Nanane au creux de son bras endolori, le pouce de l’autre main vient chercher sa bouche. Il le tète avec un bonheur apaisé, il est dans l’escalier magique, l’escalier aux douces couleurs, aux marches ondulantes : tout est beau, tranquille et lumineux, les orchidées tendent leurs tiges ondoyantes pour se faire caresser, elles sont douces comme de la peluche, et enjôleuses !

            Tiens, le voilà, l’écureuil roux de l’histoire de Mamette, il saute de marche en marche ; il se retourne pour voir si je le suis ; j’arrive ! j’arrive ! je fourre le nez de Nanane dans les orchidées pour qu’il sente comme c’est bon, ses longs cils raides plongent dans les fleurs, c’est rigolo ! Il éternue ! En haut, j’entends, on me dit « Fred, viens avec nous, monte, on est bien là-haut, tous ensemble ».

            Ah ! Mais ça sent les crêpes ! Qui fait des crêpes en haut ? Comme c’est bien, tout ça ! Avec Mamette, le mercredi, quand elle me garde, on en fait dans une toute petite poêle. Je l’aide et c’est trop bon ! Mon bras me fait encore un peu mal, mais « pas si tant » comme dirait Lucile ; c’est mon amoureuse de la garderie. On rigole bien, tous les deux, elle est normale, quoi !  Mais Rose ! Elle crie, elle pleure et elle est moche avec ses jambes rouges qui gigotent en l’air et ses mains bizarres. Cette fille va me gâcher la vie, je suis coincé, c’est pas ma faute ! Maman est amoureuse ! C’est trop pour moi, tout ça !

            Comme on monte vite toutes ces marches, comme on est fort ! Et mon sac de goûter sur une marche rose, toute en pente ! Et voilà ! Il a glissé, il est tombé sur le côté, dans le noir, je le retrouverai... en descendant, enfin, peut-être ; je l’aime bien, il y a mon nom dessus, je sais le lire. J’ai un puzzle avec les lettres et un livre où il y a l’histoire d’un petit Fred qui rencontre la lune, il habite une fusée, et tourne autour de la terre ! C’est super, les voyages, j’amènerai Lucile très haut, tout là-haut.

            Et voilà Maman qui sort du mur, juste au-dessus de la ligne bleue, tout s’illumine quand elle passe ; et moi, je monte, je monte, elle disparaît comme un petit point dans le lointain, le ciel est vert avec des nuages jaunes. Tout va trop vite, il faut arrêter ! J’ai perdu ma Maman !

            Je monte encore entraîné vers le haut. Ah ! mais il me bouscule ce gros chat qui passe en tirant une voiture de pompiers ! Mais c’est la mienne ! Paul me l’a donnée : « prends, je n’en veux plus, je suis trop grand ! ». Ce chat, il va me le casser ! Il s’assied dessus et se lèche la patte ; je pousse le camion et le chat disparaît ! Mais où ? Encore un monstre-chat ! J’ai peur... J’ai peur ! Je suis fatigué, très fatigué ! Mon bras me fait mal ! Je veux ma Maman !  Ou est ma Maman ?

 

 

 

            La petite veilleuse rose s’allume, Mamette entre, prend Fred dans ses bras, il est trempé de sueur, tout mouillé de larmes, il donne des coups de tête dans la poitrine de Mamette, lutte contre un ennemi invisible, à grands coups de pieds…

            « Un cauchemar, tu fais un cauchemar, mon trésor, » de douces paroles apaisantes, Mamette le prend contre elle et le promène dans la pièce, en faisant bien attention de ne pas heurter son épaule endolorie.

            Pour elle aussi, un vrai cauchemar que cet accident. Comme elle s’en veut, elle se sent responsable, elle n’a pas vu Fred juste sous la table à repasser ! Une atroce sensation de culpabilité qui, longtemps, va la poursuivre !

            Sur le bras de Fred, une cicatrice qui, peu à peu s’atténuera en une fine ligne blanche, en creux. L’empreinte du passé !

 

            

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….