Un coup d'œil par la fenêtre lui confirma que le temps n'était pas engageant, il bruinait sur le boulevard, les lampadaires clignotaient déjà. Elle remarqua qu'en dépit de cette météo chagrine, une personne était assise sur le banc juste en face de chez elle.

Elle ne pouvait se permettre de rester à le contempler devant mettre la pièce en état avant que son frère ne débarque, et plus important elle devait commander des pizzas pour leur repas.

On lui promit que le livreur serait chez elle à dix-huit heures, elle devrait seulement descendre l'attendre devant la porte de l'immeuble.

Elle n'avait pas compris la vive réaction de son frère quand elle lui avait annoncé ce remboursement tombant à point nommé. Il ne se rendait pas compte, mais cette rentrée d'argent lui donnerait les moyens de rembourser une partie de ses dettes.

En relisant le message par acquis de conscience, un doute s'était pourtant insinué dans son esprit. Dans ce message on lui annonçait le reversement d'une somme de quatre-cent-quatre-vingts euros, qui lui était due après constatation d'un trop-perçu. Tout heureuse de cette annonce, elle ne s'était pas donné la peine de réfléchir deux secondes à ce paiement qu'elle était censé avoir fait.

Les seuls qu'elle faisait chaque mois étaient : d'une part son loyer qu'elle réglait par chèque, et par ailleurs son abonnement à l'opérateur téléphonique qu'elle réglait par prélèvement automatique sur son compte.

Du côté du loyer, pas d'erreur possible, elle donnait le chèque directement à sa propriétaire, en cas d'erreur, celle-ci se serait contentée de lui demander de le refaire.

Du côté de l'opérateur téléphonique, ayant souscrit au forfait le plus bas, celui permettant de bénéficier du téléphone et d'internet, la somme qu'on envisageait de lui rembourser représentait presque une année de cet abonnement, alors ? Désormais elle comprenait mieux l'affolement du frère, il avait dû la prendre pour une écervelée.

Bon, ils allaient pouvoir en discuter tranquillement car il ne tarderait pas à être là, et ses pizzas qui n'arrivaient toujours pas !

Postée dans l'angle de la fenêtre elle observait l'avenue par laquelle son livreur devait apparaître.

Peu de voitures, la pandémie et le confinement faisant leur office tout fonctionnait au ralenti. Pourtant il faisait plus doux et un rayon de soleil avait chassé la bruine donnant un peu de sursis au jour et de vie au paysage.

Portant incidemment les yeux sur la contre-allée qui bordait le boulevard de l'autre côté de la chaussée elle s'aperçut que l'homme, car il s'agissait d'un homme, était toujours assis sur son banc.

Il n'y avait à cela rien d'extraordinaire, cette allée bordée d'arbres était un lieu fort agréable donc prisé dans le quartier. C'était une allée confortable le long de laquelle de nombreux habitants venaient faire du sport, promener leurs enfants ou leur chien, voire venir jouer aux boules. Elle aimait cette animation, regrettant d'ailleurs que cette vie de village ait disparu ou quasiment disparu.

L'homme ne bougeait pas, semblant en état de méditation, le regard perdu droit devant lui. Elle eut un geste de recul un peu comme si cette présence la concernait, pas inquiétante mais étrange.

Puis elle le perdit de vue, son livreur arrivait sur son vélo. Elle descendit rapidement récupérer ses repas, pour parfaire le rendez-vous, son frère arriva au même instant.

Un regard de l'autre côté du boulevard, l'homme avait disparu. Ayant saisi son mouvement de tête son frère lui demanda s'il y avait un problème. 

- Non, j'avais cru voir quelqu'un.

-  Quelqu'un, tu as dit quelqu'un et pas quelqu'une, comme c'est bizarre !

-  C'est malin, que vas-tu t'imaginer ?

-  Rien mademoiselle, je vais juste devoir aller informer les parents que leur fille cadette s'intéresse aux hommes dans la rue au lieu de travailler.

-  De quoi tu te mêles, tu n'as pas fini de radoter !

-  Tu vois que j'avais raison alors raconte, il est beau ?

Ils étaient parvenus à son studio et elle s'empressa de poser les pizzas sur la plaque chauffante réglée au minimum, ne disposant pas d'un four, cela permettrait d'attendre un peu en les gardant au chaud.

  • Alors tu as mon argent ?
  • C'est cruel, je sais que je me suis comportée comme une bécasse dans cette histoire, mais pour une fois que l'on m'annonçait une bonne nouvelle, je reconnais avoir failli me faire avoir.

Il lui énuméra toutes les ruses employées par les fraudeurs pour tenter de vous soutirer de l'argent. 

Dans ce fatras, celle qu'elle préféra étant celle du fils de ministre africain qui avait besoin de l'ouverture d'un compte en France pour toucher un héritage.

Dans tous les cas de figure, avait-il ajouté, il n'y a jamais rien à gagner mais tout à perdre. Si tu leur transmets tes coordonnées bancaires, ils ne verseront rien et videront ton compte.

Ne donne jamais d'information à qui que ce soit, cela peut arriver pour des paiements mais alors tu t'assureras qu'un petit cadenas est positionné en haut de page, il te garantira qu'une protection existe. Il s'exprimait d'un ton docte, elle croyait entendre l'un de ses profs.

Elle hocha la tête signifiant par-là que le message était bien reçu. Elle n'en était pas là, ayant à peine de quoi vivre chaque mois, mais tous ces risques lui avaient donné le tournis et désormais elle avait faim.

Pourtant, ils faillirent ne pas manger, tout à coup, de la fumée s'éleva au-dessus des pizzas, elle se souvint alors d'avoir omis d'éteindre la plaque.

Pour être chaudes, elles étaient chaudes, celle du dessous un peu cramée, mais bonne quand même.

En raison du couvre-feu, son frère dormit sur la moquette, enveloppé dans une couverture. Le lendemain matin, il la réveilla avec des croissants et un café fumant, la journée commençait sous de bons auspices.

Dans la matinée, elle se surprit à aller plusieurs fois à la fenêtre, juste pour jeter un regard sur le boulevard, mais le banc demeura désespérément vide. 

Quelle mouche l'avait piquée, elle, si pleine de retenue, guettant comme sœur Anne du haut de sa tour l'arrivée d'un chevalier blanc. 

Il va falloir te reprendre se dit-elle, ou le travail et les notes vont s'en ressentir.

Il faut être honnête, cela ne passa pas, et dans les jours qui suivirent elle se surprit de nombreuses fois à scruter le Mail. En soit rien de grave à cela, si ce n'est que ce comportement nuisait gravement à la concentration nécessaire à la préparation de ses partiels. Que voulez-vous, un grain de folie dans la vie change la couleur du monde. En plus, elle trouvait que ça ne pouvait qu'apporter un peu d'air frais au milieu de cette atmosphère pesante.

Heureusement, des impondérables se produisent quelque fois dans nos vies pour nous remettre les idées en place et remplacer une obsession par une autre.

***

Je dois dire que ce qui lui arriva n'était pas de nature à la laisser indifférente.

Ce matin-là comme chaque jour, en allumant son ordinateur et contrairement à son habitude, celui-ci ne réagit que très mollement à son injonction.

Suivant à la lettre les indications de son frère, qu'elle notait scrupuleusement après chacune de ses interventions, elle stoppa l'animal, lui laissant quelques minutes afin qu'il retrouve ses esprits. 

Pendant ce temps, elle en profita pour faire griller son pain rassis, faire chauffer l'eau pour son thé, et lorsque qu'enfin son petit déjeuner fut prêt elle relança la machine.

Croyez-moi si vous voulez, et bien il ne se passa rien, si ce n'est qu'il s'alluma normalement, suscitant chez elle un espoir mesuré.

Il était temps, les cours commençaient dans dix minutes, le temps d'avaler ses tartines et de boire un verre de jus d'orange, elle était sur le pied de guerre prête à attaquer cette nouvelle matinée.

***

La prof qui officie est l'une de mes préférées, elle s'exprime clairement, réservant à chaque fois un temps pour une séquence "questions réponses" bien pratique pour aider les étudiants à la ramasse.

Un coup de torchon sur le plan de travail pour en évacuer miettes et gouttes de lait, car ce petit bureau est l'unique plan horizontal sur lequel se poser, et enfin postée devant l'écran casque sur les oreilles, stylo et bloc à la main.

La prof apparait, commence par saluer ses étudiants et rien, je n'ai pas de son. Je débranche, rebranche mon casque sans plus de résultat, clique sur l'icône devant générer ce miracle, rien. Je peux juste capter les quelques phrases qu'elle note au tableau ou les vidéos qu'elle projette toujours sans le son bien sûr.

C'était trop beau, depuis le début j'avais bénéficié de la chance de la débutante tout avait été parfait ! et ce soir, pour un détail banal pour un initié, je restais plantée devant mon écran ne voulant pas par une intervention intempestive compliquer un peu plus la situation.

Pour compléter le tableau, personne sur le boulevard, car il pleut des cordes, donc inutile de scruter le paysage si ce n'est pour le vague à l'âme. 

Qu'est-ce que je m'étais figuré ?

Ne pouvant rien faire de plus, je me lance dans une réorganisation de mon espace vital, ma table se trouve désormais devant la fenêtre, dans cette disposition j'aurai plus de lumière !