Bruit de casseroles. Pas de soignants en vue pourtant, qu’une époque se plaisait à applaudir le soir… Oubliés les hourras, quant aux casseroles, investies par la cuisine maison, très tendance, elles préfèrent le silence des entre-soi forcés ! Ça bringuebale, mémoire des ferrailleurs ambulants qui promenaient leur quincaillerie dans l’espoir de fourguer quelques marmites sous prétexte d’aiguiser les couteaux. Tintamarre plus proche d’une musique atonale que d’une mélodie classique. Emma s’intrigue, se lève. Un barda de matériel hétéroclite s’amoncelle dans l’entrée, qu’elle a du mal à identifier. Récup ? Musique contemporaine ? Bizarre, pas eu l’impression qu’Hubert montrait d’aptitudes artistiques aussi originales. Ils ont bien parlé d’art, mais il semblait plutôt compassé, à l’image de son vocabulaire précieux qui reprend le dessus ça et là. Mystère et boule de gomme !

 

  • Tu joues à la tortue ? Tu transportes ta maison sur ton dos ? 
  • Oh, désolé ma chère si je t’ai fait peur. Pas d’inquiétude, juste un peu de matériel dont j’aurai besoin, je t’expliquerai plus tard. Estce que tu crois que je pourrais le mettre quelque part ? Dans la petite chambre ?
  • Hmmm… si c’est passager… elle va être envahie… 
  • Passager, oui, je vais bien ranger, ça ira ! Merci…

 

Ça brasse, ça remue pendant un certain temps. Emma s’installe dehors au soleil, à la petite table sur l’arrière, elle aime prendre un peu de temps pour lire les journaux, les joies de la tablette qui lui donne accès à toute la presse, ou presque, depuis sa campagne. Les rares jours où elle ne la lit pas la laissent amère, dépourvue, même en l’absence de bise… Le soleil printanier est doux, l’air un peu frisquet, mais aucun aquilon en vue. Plongée dans un long article sur les complotismes, QAnon, les populismes, sujet en vogue mais bien traité, sources fiables. Elle lève les yeux, Hubert est assis à côté d’elle, ne l’a pas entendu venir, s’inquiète, comment peut-il arriver en fanfare puis se mouvoir dans un tel silence ? Bon, quand elle lit, elle est absorbée. Elle continue son article. Il la regarde, simplement, a trouvé sa place à côté d’elle, comme s’il avait toujours été là. Naturel. Elle lui propose un thé, il se lève, elle refuse, ne va pas le laisser tout faire dans la cuisine, situation inversée de la ménagère, cocasse peut-être, mais pas son genre, à Emma, de se laisser porter, assister…

 

Journée tranquille, calme retrouvé, déjeuner sur le pouce, balade main dans la main dans la campagne, travail au bureau, Hubert enfermé dans la petite chambre en silence, soirée amoureuse, nuit ardente… Le quotidien s’installe, dure. Hubert sort dans la journée, à des heures différentes, pour des durées variables, souvent elle ne s’aperçoit de son départ ou de son arrivée qu’à la présence ou l’absence de sa voiture. Extrême discrétion. Multiples petites attentions. Une fleur posée sur un guéridon. Un petit billet. Elle n’avait jamais connu ça, Emma, cette manière qu’il a de se glisser dans sa vie comme s’il faisait corps avec elle. Faire corps, oui, certes. Mais là c’est plus. Comme une évidence, tiens ça la reprend, elle lui a pourtant dit qu’elle avait déjà entendu ça, qu’elle n’en voulait plus. Eh oui, pourtant… Des interrogations fugaces la traversent. Fugaces. Elle est si bien. Une vie comme remplie. Amour naissant ? Depuis qu’elle a décidé de se tenir à distance de la passion, elle évite de rêver. Mais là, il se passe quelque chose. Cette présence qui s’installe et qu’elle aime, cette discrétion pleine, ces conversations qui s’éternisent, sur lui, sur elle, le passé qui remonte, prend sens, le présent qui s’écrit, jour après jour. Une semaine passe, une autre est bien entamée. Rythme régulier, ponctué de si beaux moments. À ses amants réguliers qui la relancent, elle répond qu’elle fait une pause, qu’elle verra. Pour le moment Hubert lui suffit – elle ne le leur dit pas, faut pas exagérer, se laisser une poire pour la soif – il occupe sa vie, s’occupe de sa vie… 

  • Au fait, je t’ai jamais demandé, tu pars souvent dans la journée…
  • Ah oui, quel malpoli, j’aurais dû te prévenir, j’ai quelques affaires à régler, qui m’occupent un peu.
  • Quel genre d’affaires ?
  • Oh, c’est sans intérêt. Rien de passionnant. 
  • Tu pourrais me laisser décider de mes passions…
  • Il y a aussi une personne dont je dois m’occuper régulièrement.
  • Mais tu m’as bien dit que tu n’avais plus de famille. Que tu étais seul.
  • Ce n’est pas de ma famille, une personne dont je suis en quelque sorte tuteur, une obligation, les aléas de la vie.
  • Ah bon ? Comment on peut se retrouver comme ça responsable de quelqu’un d’étranger ? Je sens que j’aurai bientôt une nouvelle histoire à ajouter à ma bibliothèque intérieure !
  • Un jour… 
  • Et il faudra que tu me la présentes, cette personne…
  • Un jour… je te sers un verre ? après je te laisse découvrir ce que j’ai préparé pour le diner…

 

 

Visite de la petite chambre. Emma profite de l’absence d’Hubert. Il est parti dès la matinée, des trucs à régler, baiser langoureux, à tout à l’heure mon amour. Bizarre, elle n’avait jamais eu l’idée d’y venir avant. Comme retenue. Empêchée. L’idée même n’avait pas émergé. Il a pris place dans sa vie, naturellement. Elle lui a laissé son espace, sans s’ingérer, besoin de lui faire sentir qu’il est chez lui, situation bizarrement inversée, besoin de lui signifier qu’elle attend la réciproque, qu’il n’empiète pas trop sur sa vie, qu’elle est chez elle. 

 

Un ordre hallucinant règne dans la chambre. Le matériel hétéroclite a été soigneusement rangé, elle ne peut pas dire entassé, elle se demande comment il a pu ranger en un espace aussi réduit tous ces encombrants qu’elle avait vus dans l’entrée. Les pièces sont rangées par taille, pour former comme une pyramide de métal et de bois, une installation d’art contemporain, pas du Calder, rien qui fasse penser à un funambule sur un fil, là on est plutôt dans l’entassement calculé, le Boltanski de la mémoire, de l’Au-delà du monde. C’est un hasard, Hubert n’y connait rien en art contemporain, elle l’a testé sur le sujet. Ou alors il cache bien son jeu. Son côté militaire qui ressort, cet ordre qu’il a appris malgré lui dans l’armée, l’aviation, certes, dont il a beaucoup parlé, mais militaire. Après tout, pourquoi pas, elle n’aurait pas imaginé ce rangement. Mais à tout prendre, elle le préfère à un fatras qui aurait envahi tout l’espace et l’aurait empêchée de venir chercher une couverture ou une paire de draps en réserve dans le placard.

 

Et elle n’a rien entendu. En plus il a appris à ranger en silence dans ses missions commando ? Dans le coin opposé à l’installation boltanskienne, ses vêtements soigneusement rangés sur un portant. Logique. Peu d’autres objets. Un carnet ordinaire, sur la table, plutôt du style bloc sténo, un stylo plume, simple, waterman ou parker, rien de luxueux. Un petit ordinateur portable, fermé, bas de gamme, bleu nuit, ça lui rappelle son petit toshiba qu’elle a eu il y a longtemps, son premier saut dans l’univers des portables, fin des tours encombrantes et lourdes, l’univers nomade toujours à portée de main, et de clic. Elle soulève subrepticement la couverture du carnet, vide, des pages blanches, les autres arrachées, des notes, rangées où, des pense-bêtes jetés au fur et à mesure… Résiste à ouvrir le couvercle de l’ordinateur, si c’est là où il passe ses journées, il repèrera le plus petit signe d’intrusion, et de toute façon il aura mis un mot de passe, et ça l’avancerait à quoi, au final. Il lui a parlé de sa passion pour les simulateurs de vol, moyen de revivre sa passion pour les avions. Même pas idée de ce qu’est un simulateur de vol, alors, même si elle ouvrait, elle serait bien avancée. 

 

Elle ne se reconnait plus, Emma. Ne s’est jamais vu cette fièvre inquisitrice. S’inquiète d’une situation qui fonctionne trop bien, décidément, tu n’es jamais contente, elle croirait entendre sa mère. Bon, trêve de nœuds dans la tête, elle va faire des courses, le président a annoncé un nouvel arrêt dans l’activité du pays, la pandémie s’envole, il ne parle pas de reconfinement, mais les autres le disent pour lui. Les magasins non essentiels vont fermer à nouveau, les déplacements vont être limités, rien ne va vraiment changer pour elle, son activité est déjà terriblement réduite, elle travaille sur l’après, peut-être, un jour… Tiens, elle ne sait pas où il va pour ses affaires, quelles affaires d’ailleurs, il ne lui a toujours rien dit de précis, et cette personne dont il s’occupe, est-elle à plus de dix kilomètres, est-elle vulnérable, lui permettant de cocher la bonne case sur l’attestation ? Et puis, au fond, qu’est-ce que ça peut faire ?