Peut-être (24)

 

Une petite valise. Ça alors… 

Emma ne relève pas. Terrain glissant. Son imagination court si vite. Ne rien montrer. Laisser les choses se faire. Bon, après tout, pas d’urgence à lui indiquer la chambre. La soirée n’a même pas commencé. Ce couvre-feu à dix-huit heures vous rend décidément mabouls, à vous faire croire que la nuit serait déjà engagée, qu’il n’y aurait plus qu’à attendre d’aller dormir. Elle ne se reconnait plus, Emma, la puissance des oukases sur votre organisation quotidienne, dans l’ex URSS elle aurait été le parfait sujet soumis. 

 

  • Mais je dois vous lasser avec mes histoires d’aviation… encore une fois je vous prie de m’excuser, ma très chère amie, vous si distinguée, que je rabaisse à des préoccupations aussi matérielles que celles des turboréacteurs. Préoccupations bien peu nobles pour une telle âme que la vôtre…
  • …mais qui me passionnent, j’adore vous entendre, vos explications sont d’une telle poésie.
  • Poésie, vous exagérez, très chère ! Rien à voir avec tous ces ouvrages de votre bibliothèque, qu’il me donne tant de complexes de ne pas connaitre.
  • Votre passion est poésie. Les mots que vous puisez pour décrire les mécanismes me transportent, loin… du rêve à l’état pur. 
  • Vous êtes trop bonne ! Il est temps que je me taise et vous laisse la parole, vous avez tant de choses à m’apprendre.

 

La table ronde fait désordre. La bouteille de bourgogne bien entamée trône au milieu des victuailles éparpillées dans plusieurs petits plats. De la truite fumée il ne reste que des lichettes sur les fines tranches de citron, trois feuilles de salade verte subsistent vaille que vaille depuis la disparition de la couronne d’amandes et graines de courge grillées, les rillettes de canard tentent de garnir le fond du pot, et l’entame des fromages locaux parfume la table. 

Le vocabulaire de Hubert s’est relâché. Il goute les mets sans ordre, avec la gourmandise d’un enfant pris les doigts dans le pot de confiture, et des mots simples, si simples, si justes. Emma le suit, ne fait plus l’effort du maniérisme, fin de jeu, fin de partie. 

Il reprend un verre de bourgogne, la ressert, sans même faire remarquer son impolitesse à « faire comme chez soi », se servir sans y être invité… 

La conversation divague, de Vézelay à Sarlat, si elle avait eu de la vodka, toute la Russie y passait… 

Belle maison de famille de la Ferronnerie dans les environs d’Avallon, tout près du parc du Morvan, des souvenirs d’enfance en cascade, les courses à corps perdu dans l’herbe humide vert cru du matin, les crapahutages dans les bois, les égarements – jusqu’au soir où il s’était vraiment cru perdu, tous repères confondus, une pluie sournoise monte la garde, la peur couvre la faim, animaux aux aguets, hululements de chouettes, hurlements lointains, un loup ? une lueur, une maison, un hameau, raccompagné dans sa famille, connue en ces lieux, son grand-père d’un bougonnement presque tendre, l’angoisse dans ses yeux encore plus que dans ceux de sa grand-mère.

Autre jour, autre peur, parti en exploration cette fois avec ses cousins, ils se retrouvaient pour les vacances avant l’éclatement de la famille, arrivés au bord d’un petit étang fraichement creusé, ils n’étaient pas habitués à l’eau, pas de rivière à portée de la propriété familiale, ils prennent plaisir à marcher au bord, sans crainte, ils ont leurs bottes de caoutchouc, puis s’enfoncent, image de sables mouvants qui l’épouvantera toujours plus tard dans les films, ils s’enfoncent, crient, paniquent… le cousin le plus âgé réussit à s’extraire de ses bottes, court chercher du secours, un oncle arrive peu après – mais le temps leur semble si long – avec une longue trique de bois souple et solide, qu’il leur tend un à un pour les sortir de la vase… il pense mouise, peut-être l’influence anglaise, mud, ce film qui l’a bouleversé il y a quelques années, va savoir pourquoi… ou si, il sait bien pourquoi, cet homme réfugié sur une ile, hors du monde et des hommes, soupçonné de quel méfait, qui croit si fortement en l’amour… un peu lui…

  • Et toi, Emma, tu crois en l’amour ?

 

Il l’a tutoyée… est-il allé si loin en lui-même qu’il en oublie les conventions pourtant savamment ancrées par des années d’éducation aristocratique… non, elle ne va rien dire, faire comme si tout était naturel, cet abandon…

 

  • Oh, je suis confus, je vous ai tutoyé, comment me faire pardonner mon impolitesse ?
  • C’est simple, adoptons définitivement le tutoiement, d’un commun accord bien entendu, et sans affèterie !
  • Nous voici vite tombés d’accord, ma chère Emma, et pour le vocabulaire, voilà que tu me bats, l’affèterie est bien ignorée de nos jours, enfin le mot, pas la chose…

 

La table a piètre allure, les reliefs épars ne font plus illusion, elle est loin l’élégance que leur début de rencontre avait installée. 

  • Puisje t’aider à desservir, si tu m’indiques…
  • Plus tard, allons au salon, la bouteille offre encore quelques ressources…

 

Elle emporte la bouteille et leurs deux verres sur la table basse, s’assoit sur le canapé. Où il la rejoint, méprisant la distance que lui imposait le fauteuil. Il l’écoute. Le Maroc qu’elle a redécouvert, cette région de Ouarzazate qu’elle ne connaissait pas, lieu de tournage, les décors naturels à couper le souffle, la quantité de films célèbres, L’homme qui en savait trop, ce film qu’il a lui aussi vu et revu, le point de vue de l’enfant enlevé, qui l’a tant torturé, qu’il a ressenti comme abandon, son histoire familiale n’est jamais loin. 

  • Tu n’as jamais consulté ? 

Pas vraiment envie de passer son temps dans les cabinets, pas envie de faire remonter l’enfoui – ignoré ou innommable – il préfère ne pas savoir et l’écouter. Sa voix l’enchante. Qu’elle continue… 

Les images de désert qui ont marqué sa jeunesse, le premier vrai voyage qu’elle faisait, sac à dos et conditions sommaires, des mésaventures qui ont nourri son imaginaire et son caractère, des étoiles dans les yeux quand le désert surgit, alternance d’étendues infinies et d’à pics, ces pistes rouges, sableuses, un accident de nuit, sans gravité, une chance, qui lui vaut plusieurs jours dans un bled, sorte de campement loin de toute vie – bon, elle apprend vite que dans le désert, la vie est partout, et surgit là où vous vous y attendez le moins – jusqu’à ce que la famille ait épuisé les réserves qui nourrissaient ses hôtes et lui apportaient le peu d’argent indispensable pour les semaines à venir. 

Le désert qu’elle cherche désormais autour d’elle… qu’elle a pu retrouver sous forme immaculée dans le grand Nord… qui lui a appris à aimer certaines zones de plaine, à la vue dégagée, immense, elle, la fille des bocages… 

Elle dérive vers ses derniers voyages avant la pandémie, les rues joyeuses de Palerme, les embouteillages inextricables, le seul taxi qu’elle ait pris, calme, le chauffeur, rien d’autre à faire… ensuite elle a marché, pris le bus, le train, et a évité surtout de se remettre dans ce trafic infernal. Monreale, cette profusion d’ors et de mosaïques, l’histoire religieuse déroulée sur plusieurs niveaux, une découverte, cette présence normande en Méditerranée, la première monnaie, le commerce, un style architectural syncrétique, arabo-normand, symbiose des présences successives, grecque, romaine, arabe, normande, une incursion sur la côte, pour voir, même si elle l’attirait moins que la puissance historique des monuments, mais il faut bien sacrifier au tourisme, c’est aussi ce que demandent les clients de l’organisme pour lequel elle écrit… 

 

Les souvenirs s’égrènent, la bouteille se vide, Hubert s’est rapproché d’Emma, insensiblement, progressivement, jusqu’à poser sa main sur son genou, emportée par ses voyages elle remarque à peine, s’enflamme…

 

  • Quelle chance de travailler dans le voyage…

C’est ce qu’on croit, mais pas si simple, le voyage n’est qu’une petite partie de l’activité, son travail c’est surtout la rédaction, trouver le bon angle qui convienne à ses commanditaires, elle a besoin de s’imprégner des lieux, laisser vaguer son imagination, puis la tordre au gré des demandes… Mais bon, elle a quand même de belles occasions. Ou plutôt elle a eu. Depuis la pandémie de covid, tout est au point mort. Elle fonctionne avec ses souvenirs, ses voyages anciens, et elle a nettement moins de commandes, vit sur ses réserves, pour combien de temps. Elle a dû trouver d’autres travaux d’écriture, le tourisme, c’est comme le spectacle, non-essentiel, point mort.

 

La main de Hubert remonte le long de sa jambe, elle ne l’arrête pas, se retient de frissonner, hypersensibilité, réagit souvent trop vite, trop fort, des sensations dont elle a longtemps occulté la part de désir. Parle encore, encore, un flux que son corps réclame pour se tenir à flot, conserver cette part d’éveil, conscience aux abois. 

Calcul d’un séducteur sans vergogne, décidé avant leur rencontre à en arriver là sans tarder, valise de secours, belles manières feintes vite balayées par la conversation et le vin ? un de ces dragueurs comme elle en a connu, celui-là aurait plus mis les formes, mais ils mettent toujours les formes, pas forcément les mêmes…

Pur désir né d’une belle rencontre, de deux âmes en accord, en attente, ce fil qui les lie depuis des heures, de deux corps en symbiose, union ? elle ne pense pas fusion, elle n’en veut pas, Emma de cette fusion qu’elle fuit à des kilomètres, mais une belle rencontre, prémices d’un amour en construction…

Tu rêves ma belle, ton côté fleur bleue reprend le dessus, ils sont pas comme ça, les mecs, tu le sais bien. Et toi non plus. Même si… finalement… la belle rencontre, la bonne personne… un secret espoir. Et celui-là, il a mis le paquet. Difficile de discerner ce qu’il est vraiment. Trop tôt. 

Choisir. Te réfréner, peur de te faire avoir, de céder à un beau parleur. Ou te laisser aller, porter… après tout, qu’est-ce que tu risques ? Toujours le premier soir, tu disais, pour en avoir le cœur net…