La journée se passe. Atmosphère étonnante. Des rues bondées, pas vraiment noires de monde, disons plus fréquentées que ces derniers mois de relatif relâchement, besoin pressant de faire de derniers achats non essentiels avant de retourner chacun chez soi, pour combien de temps… Courte traversée du centre-ville, pas question pour Emma de s’attarder au-delà de la librairie où elle a commandé un livre, elle aurait pu attendre, la librairie est devenue essentielle, mais elle a besoin du livre maintenant, elle ne va pas pousser le vice jusqu’à attendre le confinement ! Puis courses alimentaires, magasin de produits locaux, et supermarché pour compléter, là elle ne peut plus attendre, elle a déjà largement repoussé sa visite dans ce temple de la consommation qui, en ces jours maudits, porte de mieux en mieux son nom. La présence d’Hubert, l’envie de se lâcher un peu, en amoureux, avec des diners améliorés – puisque les restaurants sont inaccessibles – ont mis à mal ses réserves, qu’elle doit impérativement reconstituer, imminence du confinement ou non. Alors, pas le choix, elle remonte bien son masque sur son visage, met son flacon de gel hydroalcoolique dans sa poche et affronte la situation, garder toujours une distance de sécurité avec les gens qu’elle croise, cette impression d’être en guerre contre un ennemi invisible, qui peut vous sauter dessus insidieusement au moindre contact… À cette heure de milieu d’après-midi, la situation est encore maitrisée, on n’en est pas à la foule du métro à 18h, aucune incursion dans sa sphère de sécurité, zone de confort disent les psys. 

 

Sur la route du retour, elle se réjouit à l’idée que Hubert sera sûrement rentré avant elle, qu’il l’aidera à porter tous ces sacs de sa voiture à la cuisine. Se prend à penser qu’elle exagère, comme s’il était installé à demeure, jusque-là elle n’a eu besoin de personne pour décharger ses courses, petit doigt dans l’engrenage, de petits services du quotidien qui sournoisement s’installent comme indispensables, évidents, les fondations d’un couple qui cherche ses marques et les coule dans un ciment auto lissant, à prise lente mais tenace. 

 

Périphrases inutiles. Pas de voiture devant chez elle. Petit pincement au cœur, elle aurait certainement apprécié un peu d’aide malgré tout, aigreur naissante que ces tâches mesquines lui incombent, contrariété qu’il se soit absenté plus longtemps que d’habitude, juste le jour où elle a besoin, d’habitude il s’en va quelques heures, une demi-journée à peine, là il est parti depuis le matin, c’est vrai qu’on est à la veille du confinement, les rythmes sont bousculés, faire face aux fermetures à venir, anticiper… Eh, dis donc, tu dérapes, là, ma fille, tu as toujours rangé tes courses toute seule, tu vas pas nous la rejouer couple tradi avec répartition des tâches genrées… déjà, il fait la cuisine, ferait tout dans la maison si tu laissais faire… et puis, tu le connais depuis combien de temps, ça y est, tu installes ton présent dans un futur commun… ce genre de plans sur la comète, tu sais bien que ça fait flop… calmos, là…

 

 

« Un monde nouveau, on en rêvait tous, mais que savions-nous faire de nos mains ? Zéro, attraper le bluetooth… » Le dernier album de Feu!Chatterton berce sa fin d’après-midi, les placards et le frigo sont en ordre, des légumes de saison coupés en julienne mijotent dans le lait de coco, arrêter la cuisson, vite, c’est meilleur un peu croquant, elle ajoutera le poisson au dernier moment, ne pas le laisser se défaire, recette diététique et gouteuse qu’elle a hâte de faire gouter à Hubert, une cuisine un peu différente de celle qu’ils ont pratiquée à tour de rôle depuis qu’il est là, envie de le surprendre, de lui faire découvrir d’autres facettes de sa personnalité, d’autres plaisirs. Bizarre, il n’est toujours pas là, l’heure du couvre-feu approche, 19h maintenant, son côté militaire ne supporte pas de transiger avec la loi. Il doit être sur la route, s’il avait un problème il aurait passé un coup de fil, trop poli pour oublier, ou au minimum, s’il était pressé, envoyé un texto, même si la concision n’est pas son fort. Mais s’il conduit, pas question… il a dû prendre du retard.

 

Le changement d’heure a allongé les soirées. Un marronnier moins médiatisé ce printemps, proposition de la commission européenne de la supprimer, mais ça ne règle rien, faut-il garder l’heure d’été ou l’heure d’hiver, les partisans de l’une et de l’autre solution s’étripent, pendant qu’on parle de ça… Bon, cette année, il y a d’autres sujets, plus d’un an que la France et le monde sont englués dans une pandémie dont personne ne peut prédire la fin ni même une issue supportable, le cap des cent mille morts français va être franchi. Les soirées s’éternisent, se ressemblent, pas de sorties chez les amis, pas de restaurants, de théâtres, de cinémas. Diner seul, ou à très peu, toujours les mêmes, puis films, séries, documentaires, les plateformes explosent, gagnent les parts de marché qu’elles ne lâcheront pas très facilement, les habitudes s’incrustent.   « Derrière leur écran - Leur écran total - Les gens se régalent -La ville est à cran - D’arrêt, visage pâle » Elle se sert un verre, elle a prévu un Saint-Amour, bourgogne subtil de circonstance ? Il est à point, température parfaite, elle se régale, le verre de Hubert l’attend, à remplir quand il arrivera, elle n’aime pas les verres qui stagnent et risquent de gâter l’arôme du vin. Feu!Chatterton continue à l’envelopper de ses mélodies, qui passent du suave au rock, étonnant ce groupe, des textes engagés, d’autres plus langoureux, le vin réchauffe ses tempes, elle se laisse porter par ce moment de douceur, se laisse aller, ne penser à rien, être là, simplement, prendre son temps, profiter. Se laisse bercer, s’assoupit, légèrement. L’album repasse en boucle. Infinie permanence.

 

19h30. Pas vu l’heure tourner. Pas rentré, Hubert. Jette un œil à son portable, si elle l’avait oublié en silencieux, si elle n’avait pas entendu quand elle somnolait, s’il avait laissé un texto. Rien. Décidément, c’est pas lui, ça, toujours si policé, un empêchement il l’aurait appelée. Elle clique sur son numéro, tombe immédiatement sur la boite vocale, voix digitale, vous êtes bien au 06…, peu original, il aurait pu personnaliser. Pas plus avancée, bizarre de tomber directement sur la boite vocale, son téléphone ne fonctionne plus, ou il est éteint. Elle réessaie. Pareil. Commence à s’angoisser, il lui est arrivé quelque chose, il ne peut pas la joindre, a besoin d’aide, ne peut rien faire, et elle ne peut rien faire non plus. 

 

Non, ne pas s’affoler si vite. Peut-être un contretemps auquel elle ne pense pas. Son téléphone sera cassé, les accidents arrivent vite. Ou perdu. Et il ne connait pas son numéro par cœur, il devra faire une recherche, s’il a un accès à internet quelque part, son ordi est ici. Quelque chose l’aura retardé, il va arriver, il aura trouvé une excuse pour remplir son attestation de déplacement tardif. Cette propension qu’elle a à dramatiser si vite. Les explications sont souvent beaucoup plus ordinaires et prévisibles. Une fois, elle a injurié par sms en pleine nuit un amoureux qui ne lui répondait pas depuis deux jours, il avait simplement cassé son téléphone en le faisant tomber et a dû attendre de le remplacer, elle avait honte d’elle, lui a demandé de l’excuser, ils en ont ri, elle ne savait pas ce qui lui avait pris. 

 

Pas vraiment de raison de s’alarmer. Il a pu être bloqué quelque part, il lui parle d’affaires dont elle ne sait pas grand-chose, elle ne lui a pas vraiment demandé d’éclaircissements. Ou plutôt si, c’est vrai, il a éludé. Ça lui avait échappé. Parce qu’en fait, elle s’en moque, les détails des montages financiers qui se cachent souvent derrière ces « affaires » la gavent très vite. Il y aussi cette personne dont il s’occupe, comme tuteur, pareil, elle en sait peu, homme ou femme, un ami en détresse, un ancien gradé de l’Armée de l’air dépressif…

 

Un second verre. S’il n’arrive pas, elle va finir pompette. Et puis, après tout, elle n’a pas de route à faire, elle peut bien se lâcher un peu. Elle ouvre le livre qu’elle est allée chercher dans l’après-midi, un essai sur l’utopie, un moyen comme un autre de sortir du catastrophisme, refaire l’histoire des espérances. Lit l’intro, prometteuse, facile à lire, pas vraiment une lecture du soir, elle le reprendra plus tard. Allume la télé, c’est l’heure des infos d’Arte, seul journal international, qui tranche avec ces plateaux d’infos en continu où les invités font office d’experts, qu’ils sont parfois, ou d’amuseurs, qu’ils sont rarement, pseudo-humour qui la laisse de marbre. Un sujet sur le tourisme en berne, des destinations lointaines qui se reconvertissent en espaces de télétravail pour confinés qui choisissent le soleil et la levée du masque. Situation tendue en Turquie, nouvelle escalade, Erdogan souffle le chaud et le froid. Weekend pascal confiné, derniers passe-droits, retour prochain d’un temps hivernal, Noël aux tisons, Pâques aux tisons, si même les dictons sont fous !

 

Toujours personne. Nouvelle tentative, sonnerie brève, basculée immédiatement sur la messagerie. Texto, encore un, elle se sent plus rageuse, essaie de faire attention à ce qu’elle écrit, a du mal à se maitriser. La colère monte. Il part le matin en lui disant à tout à l’heure, et plus personne. Ne rentre pas, ne la prévient pas, est injoignable, là il abuse, franchement. Elle se sert un troisième verre, vengeance bien mal placée, rallume la plaque sous son plat de légumes, sans y ajouter le poisson, tant pis, pour diner seule c’est bien suffisant. Devant un vieil Hitchcock, Vertigo, son préféré, de quoi la tenir en haleine sans lui faire trop peur, le déjà vu fait tampon. Toujours rien. Elle va chercher un carnet dans son bureau, son stylo plume préféré, s’allonge sur le canapé, longtemps qu’elle n’avait pas ressenti ce besoin intense d’écrire, longtemps qu’elle n’avait pas écrit à la main sur un carnet plus de quelques lignes. Même si elle sait bien que ce n’est qu’un début. Dont elle ne sait pas ce qu’elle fera. Et s’il y a une suite, le carnet ne suffira pas, elle devra bien repasser sur son clavier. Elle remplit des pages. Le sommeil vient. Jette un coup d’œil à son téléphone, par réflexe, ne tente même plus d’appeler. Le mystère s’épaissit. Sa colère est retombée. Elle verra demain. L’explication est probablement plus simple que celles que son imagination échafaude.