Fin cordon bleu… visiblement habitué à se débrouiller avec les moyens du bord. Simple, diététique, gouteux, sobre… comme glissé en douceur dans tes pensées, coulé dans ton habitus alimentaire… voilà que tu bourdieuses, Emma…

  • Tu connais Bourdieu ?
  • Non… ah si, entendu parler…de nom… pourquoi ?
  • Il parle d’habitus… comment nous agissons, ce que nous préférons… un système de préférences que nous avons construit en fonction de notre éducation, de nos expériences…
  • Oui, si tu le dis… et pourquoi là, maintenant ? Qu’aije fait pour mériter cela ?
  • C’est bizarre, je ne sais pas, nous nous connaissons si peu, depuis hier, et c’est comme si tu devinais mes gouts, mes habitudes alimentaires… 
  • J’ai seulement ouvert tes placards et frigo…
  • Oui, mais tu sais bien qu’avec les mêmes ingrédients, on peut arriver à des résultats très différents, là c’est comme si c’était moi…
  • Les grands esprits se rencontrent ! Synergie, collusion, synchronicité… si tu veux des grands mots, je peux aussi en trouver, le verbiage, ça me connait !
  • Mais l’habitus, c’est pas du verbiage. Le maitre de la sociologie contemporaine, Bourdieu, quand même !

 

Elle éclate de rire. Il la dévisage. Un regard appuyé… fasciné… extasié ? Emma se tait, se reprend, tu aurais pu éviter cette confidence, c’est malin, vraiment, faire ton intello, qu’est-ce que tu cherches, à lui faire payer son éloquence surannée, son arrivée exubérante… quels yeux perçants…

 

  • Je suis si bien avec toi… jamais senti cette force, cette attirance… ta beauté m’envoute…
  • Merci, mais tu exagères peutêtre un peu…
  • Non, vraiment, être là, avec toi, simplement, c’est comme une évidence…
  • L’évidence, désolée, on me l’a déjà faite !
  • Oh, excuse… que je suis maladroit, même les mots me manquent, c’est dire… tu retournes travailler ? ou repos ?
  • Je vais ranger, et puis m’y remettre une petite heure… 
  • Non, laisse, je range, j’aime m’occuper… 

 

Promenade romantique. Ils marchent en silence. Elle se sent bien avec lui, a délaissé son boulot, plus centrée sur son ressenti que sur son dossier, pas la peine d’insister. Joyeuse, elle l’emmène dans ses chemins, pas trop humides, le soleil a fait son boulot. Hubert a passé son bras autour de sa taille, soutien discret mais solide, ce contact physique qu’elle aime tant, Emma. Ils s’enivrent des bourgeons, du printemps renaissant, des chants d’oiseaux qu’ils ne savent nommer, d’être là ensemble. Le thé ouvre les confidences, leurs vies, leurs histoires, les heures passent, l’apéritif, les grignotages, leurs corps qu’ils explorent, avec douceur, tendresse, force, sur le sofa, puis dans son lit où elle l’entraine pour la deuxième nuit. Une présence nouvelle qui s’impose, qu’elle retient, sans penser à plus. 

 

Belle journée. Temps idéal pour aller courir. Emma arpente la campagne chaque fois qu’elle le peut, quand les chemins et le temps sont secs, elle en raffole, pas tant de souffrir, certains jours, elle s’en passerait bien, il en faut de la motivation, mais cette sensation quand elle rentre, le corps et l’esprit libérés, refaits à neuf ! Elle a beau essayer d’expliquer, comme avec Hubert la veille au soir, c’est incompréhensible pour qui ne pratique pas, les hochements de tête entendus montrent seulement le doute, si tu le dis, tu dois avoir raison, mais franchement, j’aime mieux marcher tranquillement. La marche, elle aime aussi, mais c’est autre chose, la tranquillité du corps, l’esprit qui prend son temps, dans la course, c’est tout un engagement qui se met en place, le mental s’accroche et flotte, porté loin des tracasseries quotidiennes, il sera bien temps d’y repenser en arrivant, le corps vidé et revivifié par l’effort. Hubert est parti après le déjeuner, pendant qu’elle s’habillait pour courir, a promis de revenir vite. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, cette présence qui la remplit, la réconforte, ça va vite quand même, mais bon… Ces vêtements qu’il a installés dans la petite chambre… les a-t-il repris ? Elle n’a pas eu le temps de regarder… c’est vrai que s’il reste un peu, autant qu’il soit propre… 

 

S’il reste un peu… qui lui aurait dit qu’elle allait à nouveau faire entrer un homme dans sa maison et le garder – bon elle se dit un peu – se serait fait renvoyer dans les cordes vite fait ! Même elle n’y aurait pas cru quand elle l’a vu arriver avec son accoutrement de magicien. Et si c’était ce côté qui l’attirait… 

 

Et qui lui dit qu’il va revenir, entre ceux qui se sauvent dès qu’ils ont baisé – à la fois violemment attirés et effrayés de s’engager – et ceux qui restent un peu – en quête d’une vie pépère qu’elle ne leur offre pas – puis sortent chercher des allumettes… elle a tendance à préférer les premiers, Emma, au moins ils sont honnêtes, ils partent, reviennent, les autres font semblant, puis disparaissent. 

 

Alors, son Hubert, ce n’est pas parce qu’il a pendu quelques habits la veille – tiens, il faudrait qu’elle vérifie s’il les a repris – qu’il va revenir, malgré ses grands discours. C’est vrai qu’en matière de grands discours, il se pose là… 

 

Et s’il ne revenait pas, comme d’autres, disparus totalement, ou qui font un petit signe de temps en temps… Un pincement, là, à l’estomac, c’est toujours ici que ça la prend, quand elle commence à ressentir quelque chose, comme un attachement, mais dis donc, ma grande, est-ce que tu commencerais à en pincer pour lui ? tu vas vite en besogne…

 

Décidément sa douche post-course, et les soins quotidiens y afférant, crèmes et maquillage léger, ouvrent sa capacité d’analyse. Après ses déambulations sur ses amours, elle va bien devoir se réattaquer à ce dossier qu’elle doit relire, urgentissime, et renvoyer, c’était pour quand déjà, hier, avant-hier… Elle en oublierait même le boulot, c’est pas le moment, avec la situation sanitaire qui bloque tout, pas question de laisser échapper la moindre opportunité. Question de survie économique. Mais aussi de vie, tout simplement, continuer à croire que la vie va reprendre, espérer, faire comme si le monde ne s’était pas arrêté… Penser, analyser, produire, aimer…