Un bandit généreux

 

Il était une fois ou bien ai-je rêvé

Un voyou qui était un grand homme,

il pensait que si les gens vivaient heureux

il ne pouvaient que devenir bons

 

   x   x

                                                                                                         x

 

Debout, élégant et distingué dans son costume gris perle, le dos droit, les épaules en arrière, la tête haute, le regard au loin, immobile il écoute le président de la Cour d'assises lire les réponses que les jurés ont formulées aux différentes questions.

        • Coupable de...
        • Coupable d'avoir....
        • Coupable de s'être...
        • Coupable, coupable....

Puis le président énonce la sentence : condamné à 20 ans de réclusion.

 

Il reste impassible, il est prêt, il s'est préparé.

 

Le président continue : condamné à verser une amende de 950760 euros.

Assis à ses côtés, condamné pour association de malfaiteurs, je l'observe, un léger mouvement de lèvres, très discret me laisse supposer qu'il masque un éclat de rire ironique. Pour lui, c'est une goutte d'eau. Il sait sa fortune, bien supérieure au budget que le royaume consacre à ses prisons.

Il savait qu'il ne pouvait échapper à cette condamnation, mais de la prison il fera un paradis. Il en sera le seigneur adulé et à distance, grâce à ses associés, il supervisera ses activités à l'extérieur et continuera à s'enrichir.

 

Je connais son plan, je dois l'aider à le réaliser. Le plus important pour lui est de neutraliser le directeur. Dès le premier jour de son incarcération celui-ci est informé, par voie officielle, qu'il doit déménager son bureau pour travaux. Les murs sont repeints de couleurs gaies, une moquette épaisse est posée, un grand bureau et un fauteuil majestueux sont installés. Il faut que le directeur ne se sente plus un directeur en prison, mais un directeur satisfait de son sort.

Il est primordial pour lui de ne pas être sous la surveillance des matons, au contraire, il veut s'imposer comme le généreux donateur de qui tous vont dépendre, assurer son aura. Juste à côté du bureau du directeur il fait aménager une salle de repos-bureau avec fauteuils confortables, machine à café, télévision. Là, les gardiens pourront laisser passer le temps, se retrouver, se relaxer. Ils seront néanmoins chargés de noter avec précision les travaux réalisés et rendre les lieux salubres. Dératiser l'ensemble de la prison, ce n'est quand même pas du luxe. Signaler les problèmes de toiture, vérifier le chauffage, les fenêtres défectueuses, tout cela relèvera de leur compétence. Il leur appartiendra également de tenir avec précision les effectifs, informer des sorties. Enfin et surtout, ils seront délestés de ces dramatiques trousseaux de clefs, il faut dire que c'est cela qui a été le plus difficile. Une libre circulation à l'intérieur de la prison est, pour eux, inconcevable tout comme le fait que chaque détenu dispose d'une clef pour sa cellule.  

 

Ne pas se sentir en prison c'est aussi bannir les mots « gamelle » « cantiner ». Projet grandiose, révolutionnaire mais oh ! combien réjouissant ! Il confie à un chef étoilé, condamné pour fraude fiscale la responsabilité de toute la cuisine. Un expert-comptable, condamné pour abus de biens sociaux, assurera l'intendance. Acheter local des produits frais et le plus bio possible, que tous mangent bien et sain, tel est son souhait. En prison la main d'œuvre ne manque pas. Il est, également de la responsabilité du chef cuisinier de recruter parmi tous ces jeunes désœuvrés, petits délinquants sans avenir, une équipe de cuisiniers et de serveurs à qui il assurera une formation. Il doit confectionner une cuisine traditionnelle, pot au feu, poulet frites, bœuf bourguignon, hachis parmentier..., une cuisine familiale, les plats de nos grands-mères.

 

Il confie à un entrepreneur, condamné pour évasion fiscale la mission de recruter et de former des jeunes pour construire un restaurant spacieux, lumineux où tous les détenus, par petites tables de quatre ou six personnes seront servis par des jeunes qui souhaitent apprendre le métier de service en salle. Les plats appétissants permettront de créer une ambiance chaleureuse et familiale, feront ressurgir des souvenirs heureux, des souvenirs d'enfance et feront découvrir aux jeunes coutumiers de la malbouffe, un plaisir nouveau, fondamental. C'est là son second objectif.

 

Pour dire que quelqu'un est en prison on dit « il est derrière les murs » ou « derrière les barreaux. »  Embellir les murs, masquer les barreaux s'impose. Il a donc prévu de végétaliser, d'embellir les lieux. Il distribue à tous les détenus une jardinière qu'ils doivent accrocher à la fenêtre de leur cellule et semer ou planter des fleurs de leur choix. Bientôt des capucines s'enroulent autour des barreaux, des géraniums, des jonquilles, des pensées ou des tulipes fleurissent à chaque fenêtre. Dans la cour, les murs se sont couverts de rosiers, de jasmins ou de passiflores. Parallèlement il impose une discipline stricte de propreté. Il est interdit de jeter papiers ou mégots, la cour est balayée, régulièrement. Des bancs publics sont installés, toujours pour permettre les rencontres. Assez rapidement, tous respectent les règles tant ils sont soulagés et heureux de ce nouveau cadre de vie. Tous lui sont reconnaissants et acceptent son autorité.

 

J'ai dit combien il est généreux, il a le souci de tous ces jeunes, petits bandits peut-être mais souvent nés sous une mauvaise étoile. Leur donner une éducation, leur permettre de s'instruire, d'accéder à la culture et à des loisirs : c'est son projet humanitaire. Élever son âme était, selon lui le meilleur moyen de se dégager de pratiques cupides.

Il confie à un coach sportif, condamné pour pratique de dopage, le soin d'animer différentes activités sportives. Les promenades si tristes et démoralisantes sont rapidement remplacées par des parties de foot, de hand-ball, de basket ou de volley. La musculation, la boxe mais aussi des cours de yoga sont également proposés.

 

Des instituteurs, condamnés pour pédophilie, doivent assurer une scolarisation individualisée. Beaucoup de ces jeunes ont interrompu leurs études en cinquième. Beaucoup n'aiment pas lire. La bibliothèque est transformée. Des petits coins de lectures sont aménagés avec fauteuils ou poufs, éclairages discrets. Elle s'est enrichie d'un grand stock de bandes dessinées en tout genre et de livres de poèmes.

 

Enfin, il reste la question des loisirs. Une grande salle conviviale, pouvant servir de salle de spectacle et de pub sans alcool est construite à côté du restaurant. On peut venir y consommer café, jus de fruit, thé, menthe à l'eau et des petits groupes se retrouvent pour des jeux de société, petit chevaux, échecs, scrabble, jeux de cartes, mais ce sont les parties de billard qui sont le plus plébiscitées.

Des artistes malheureux condamnés à voler pour survivre animent une chorale, une troupe de théâtre et un orchestre. Des représentations régulières sont données.

      

x  x

x

 

Dix-neuf ans plus tard, l'administration pénitentiaire découvre que cette prison isolée n'a fait l'objet d'aucun signalement, aucune fugue, aucune bagarre, aucun suicide, aucune demande de travaux. Du coup, depuis vingt ans, elle n'a jamais été inspectée. Une délégation est rapidement dépêchée. Elle est reçue par le directeur, dans son bureau. Ces officiels ne disent rien de leur surprise. Puis pénétrant à l'intérieur, ils voient des fleurs à toutes les fenêtres, des rosiers, du jasmin, des bancs publics, une cour impeccable ! En chœur, ils s'écrient : mais qu'est-ce-que c'est que ce bordel ? Ce n'est plus une prison ! Où est Dieu le père ?