Le bras à la portière, le parfum des cônes de pins torréfiés par le soleil d'août lui revient en mémoire, tandis qu'au loin l'océan prenait des reflets d'acier bleuis par la chaleur.

Elle ferme les yeux en riant, tu vois mon chéri j'ai enfin réussi, nous allons bientôt nous revoir.

***

Il avait commencé à sauter autour d'elle comme un jeune cabri, elle avait eu beau faire mine de dormir elle sentait arriver le moment où il lui faudrait céder.

  • Tu avais promis, dis tu avais promis.

C'est lui qui avait raison, elle lui avait répondu cela sans vraiment songer à quoi elle s'engageait. Mais en revanche, lui avait parfaitement entendu sa réponse : "nous irons à la boulangerie en remontant de la plage"

Ne pas le faire trop languir, sinon, il serait épouvantable toute la soirée. Elle s'étira, commença à rassembler matelas serviettes et parasol. Bien entendu il ne lui fut d'aucun service, il courait déjà vers l'escalier qui remontait vers le boulevard.

Ces foutus tongs qui s'emplissaient de sable et qu'elle perdait tous les trois pas. Il trépignait au sommet des marches en criant "maman vite sinon il n'y en aura plus" ! son impatience la fit sourire.

En arrivant en haut de l'escalier elle l'aperçuT qui se glissait entre les voitures stationnées sur le passage piétons, ce que les estivants peuvent manquer de sens civique se dit-elle, ne même pas respecter ce passage qui permet de traverser le boulevard dans une certaine sécurité.

Il avait filé comme un zèbre, elle le chercha des yeux, rien, son cœur se mit à battre un peu plus vite. Elle cria son prénom, mais n'obtint rien en retour. Je lui avais demandé de m'attendre il ne perd rien pour attendre, je vais m'occuper de son matricule.

Elle posa tout son barda devant la boulangerie, mais au moment de saisir la poignée de la porte elle réalisa qu'il n'était pas dans la boutique.

Elle commença à perdre ses moyens, revint sur ses pas en criant son prénom, toujours en vain.

Ce qu'elle aperçut en premier, c'est sa sandale posée là de façon incongrue au milieu de la chaussée. Elle remonta le long de la file des voitures en stationnement. 

Vous savez ces instants où vous avez idée de ce qui est en train de se passer et pendant lesquels tout votre organisme rejette ce que votre cerveau a déjà compris.

Depuis le seuil de la boulangerie elle marchait sans avoir repris son souffle et allait arriver l'instant où elle s'écroulerait faute d'oxygène.

Dans les heures, les jours, et les semaines ! enfin tout le temps désormais elle verrait son petit corps comme une boule de chiffon coincée sous une voiture.

Son premier réflexe avait été de courir le serrer contre elle, mais une force qui la dépassait l'avait clouée là à quelques mètres de lui. La vie venait de s'arrêter, le soleil de s'éteindre. Son cœur, lui, s'était emballé, un voile noir glissant sur ses yeux, elle gisait désormais évanouie au milieu de la chaussée...

Mise sous sédatif, elle ne reprendra conscience que deux jours plus tard pour subir le défilé : du psy qui s'inquiète de son état mental, des policiers qui veulent savoir ce qu'elle a vu et entendu, des soignants qui ne savent trop que faire d'elle, car en définitive elle n'a rien qui nécessite que l'on s'inquiète de son état physique.

Son mari est arrivé très vite, elle voit ses lèvres qui s'agitent mais n'entend aucun son comme chez une personne qui a subi le blast d'une violente explosion et dont les tympans ont été déchirés. Ici c'est entre elle et le monde que s'est produit la déchirure, pour elle il n'existe plus.

Elle n'a pas voulu remonter avec le fourgon, ni assister à l'enterrement. Elle a voulu rester dans cette petite maison du bonheur, cachée au creux de la dune, entourée de ses grands pins maritimes dont ils craignent à chaque tempête qu'ils ne tombent en écrasant la maison. 

La voisine vient régulièrement la faire boire et l'obliger à s'alimenter, en son absence on l'aurait découverte morte de soif et de faim, en dépit de ces attentions elle reste allongée sur son lit comme une gisante les mains posées sur le ventre les yeux fixant un point dans l'infini.

Les premiers mois, son mari est descendu passer les weekends avec elle, puis il n'est plus venu se contentant d'envoyer de l'argent.

Il avait bien tenté de lui expliquer que lui aussi souffrait atrocement et qu'à deux ils pourraient peut-être s'en sortir un peu mieux, même si ce n'était qu'une ébauche de retour à la vie.

Rien n'y avait fait. Quelquefois on raconte que l'on a touché le fond, désormais elle pourra témoigner que c'est faux, que de fond il n'y en a pas, que la chute peut être vertigineuse, vous avez bien entendu, elle est sans fin.

Elle a beaucoup maigri, sa peau est grisâtre faute de soins et de lumière.

Elle a les cheveux gras et emmêlés faute de se doucher et qui pendent misérablement autour de son visage, avec son teint blafard et ses lèvres gercées le tableau n'est pas reluisant, surtout empaqueté dans un jogging sans âge. 

Un matin, Matilde la voisine, toujours elle puisqu'il n'y a plus qu'elle pour la prendre en charge, la voisine donc la traine à la salle de bain pour lui faire prendre une douche. Le spectacle de cette femme autrefois très jolie ne présente plus qu'un corps décharné au visage sans âge qui effraie complètement. 

Elle se laisse savonner sans rien dire, se tourne quand on le lui demande comme une enfant. Une fois enveloppée dans son peignoir le visage un peu rosi elle est déjà méconnaissable. Elle semble plus détendue quand on lui masse les épaules, la coiffe, lui relève la tête pour qu'elle se regarde. 

Savez-vous quel jour on est aujourd'hui ?

Non elle ne sait pas et s'en fiche éperdument. La tension monte un petit peu, mais la voisine fait celle qui n'en prend pas conscience alors qu'elle est occupée à lui démêler les cheveux avec un peigne.

Elle ajoute sans malice, nous sommes le 5 janvier, c'est le moment de prendre de bonnes résolutions.

Elle a dit cela comme ça, sans arrière-pensée, n'imaginant pas ce que cette remarque va déclencher dans ce cerveau déconnecté.

Un peu comme lorsque que l'on branche une batterie neuve sur une voiture et que tout se remet en marche.

Elle ne saurait expliquer pourquoi, mais elle recommence à penser, à se projeter dans l'avenir, elle sourit presque.

Depuis elle n'arrête plus, le lendemain, Matilde l'a retrouvée dans le séjour au milieu de toute sa garde-robe.

  •  Qu'en pensez-vous ? quelle tenue choisir ?

Si ce n'était le côté tragique de la situation Matilde aurait souri, tous ces vêtements étalés sont des vêtements d'été totalement inadaptés à la saison et qui plus est aujourd'hui qu'un vent de Noroit coupant comme un scalpel déchire les dunes.

Depuis l'affaire, on n'ose dire l'accident, ou le meurtre de Damien elle ne porte que son vieux jogging aux teintes grisâtres.

Elles ont sauté dans la voiture et après trois heures à courir les soldes elles sont revenues avec nombre de trouvailles qui cette fois lui redonnent une image plus humaine.

C'est qu'elle a quelque chose en tête, sa bonne résolution est prise, retrouver la personne qui a assassiné son enfant.

Elles sont retournées sur les lieux de l'accident sans que cette fois elle ne s'évanouisse. Elle a beaucoup pleuré tandis que dans sa tête toutes les images défilaient.

C'est en s'éloignant qu'elles ont fait une trouvaille, la haie qui borde l'avenue ayant perdu ses feuilles, laisse apparaître un morceau de plastique rouge vif que les enquêteurs n'ont pu trouver à l'époque. Cela a la forme d'une petite pyramide enfin presque, il en manque un morceau. Le long du chemin elles forment toutes les hypothèses qui leur viennent à propos de ce fragment.

Ce qu'elle n'a pas dit à Matilde c'est qu'elle veut chercher à identifier la voiture dont elle est certaine que ce débris provient.

La tâche s'avérera plus aisée qu'elle ne le pensait. Dans une station balnéaire un peu chic il y a des garages qui vendent des voitures de luxe. L'homme a pris la pièce, l'a regardée et tout de go a lâché avant de la lui rendre.

  • C'est un aileron requin, une pièce, qui protège l'antenne de radio, vu la teinte je miserai sur une Ferrari.

Quand il s'est retourné, elle n'était plus là, son cœur s'était de nouveau emballé elle avait dû partir en courant.

Ce n'est que quelque temps plus tard, quand l'office du tourisme a annoncé le programme de la saison estivale, qu'elle a eu une révélation. Dans la vitrine étaient affichées les photographies du concours d'élégance automobile de l'année précédente, séquence qui ouvrait la deuxième partie de la saison.

Un homme qui, portant beau, se tenait fièrement adossé à une Ferrari F 40 rutilante qui venait de le propulser dans le trio gagnant qui constituait le podium.

Elle recherchait un sale type et découvrait un bon vivant au regard avenant…

Trouver son nom, un jeu d'enfant, se placer sur son chemin après avoir étudié ses habitudes, une occupation enfantine, en définitive faire en sorte qu'il vous accoste n'avait pas posé plus de complexité.

Il était charmant, attentionné, dit parfaitement comprendre que son divorce récent la contraigne à une attitude réservée dans ses rapports avec lui.

Elle avait fait en sorte de retarder la rencontre avec sa voiture au bruissement soyeux. Quand ce fut le cas elle faillit vomir sur les beaux sièges de cuir.

Il fallait tenir, ne rien céder pour savoir.

Il fallait aller vite, il était trop prévenant, trop gentil, après elle ne pourrait plus.

Allait-il lui dire la vérité, allait-il mentir, avait-il des remords, avait-il eu peur des conséquences de son acte, allait-il lui demander pardon ?

De chacune de ces réponses découlerait une réponse appropriée. Mais pouvait-il en exister une ? Serait-elle entendable ? Son cœur ne risquait-il pas de lâcher.

Serait-elle à la hauteur de la révélation. Se lever, partir, avec un regard de mépris.

Lui dire qu'elle lui pardonne, qu'elle peut comprendre que l'enfant a surgi au dernier moment juste devant ses roues.

Mais, il devra faire sa part du chemin reconnaître les faits et demander pardon, sinon point de salut.

Il sent bien qu'elle est songeuse mais il met cela sur le fait de se retrouver au volant d'une voiture d'exception.

Il lui a raconté cette histoire extraordinaire, gagnant d'une très grosse somme au loto, lui le petit saisonnier de la plage s'était offert cette merveille automobile objet de tous ses phantasmes et de toutes ses convoitises.

Elle en a profité pour reprendre son souffle tandis qu'il était parti dans son histoire. L'interrompant brusquement pour lui demander s'il accepterait de lui laisser le volant. Il a répondu oui sans hésiter et ils sont partis à petite vitesse le long de l'esplanade qui suivait le front de mer.

  • Il vaut mieux ne pas avoir d'accident avec une telle merveille cela doit revenir très cher à l'entretien.

Le mot merveille lui a embrumé l'esprit, il est en plein dans ce qui fait son bonheur.

  • Vous n'avez jamais eu d'accident c'est une voiture un peu brutale à la conduite sportive.

Il lui répondrait bien qu'il s'est beaucoup entrainé, mais il attend la suite.

Elle n'attend d'ailleurs pas de réponse de sa part, elle a glissé la main dans son sac et en a ressorti la pièce de plastique rouge :

      - Vous savez ce que c'est ?

  • Je ne vois pas.

Son pouls commence à monter dans les tours

  •  Quel effet cela vous a fait quand vous avez tué mon fils ?

Il répondrait bien, mais la terreur l'empêche de parler, depuis qu'il a vu cette boule passer le long de son parebrise il fait des cauchemars dans lesquels l'accident se répète à l'infini…

Il ne l'a vu qu'au moment où il rebondissait du capot au pare-brise se demandant bien d'où il sortait.

Après il ne sait plus, il s'est retrouvé dans son garage, en pleurs ne comprenant pas pourquoi il ne s'était pas arrêté.

Ce sont ces réponses qu'elle attend.

Elle pense qu'il se fiche d'elle, qu'il ne la prend pas au sérieux. Elle démarre en trombe, grille les deux feux de la promenade et s'engage sur la route de la corniche.

Par devers elle, elle se dit qu'elle lui laisse une chance de s'expliquer voire de demander pardon. Mais pour qu'il y ait pardon il faut qu'il reconnaisse les faits et le demande.

Il s'apprête à ouvrir la portière pour sauter en marche, mais ils roulent trop vite, il n'ose pas…

 

Le bras à la portière, le parfum des cônes de pins torréfiés par le soleil d'août lui revient en mémoire tandis qu'elle pleure et que le miroir bleu acier de l'océan explose ! …