Retrouver Saint-Pétersbourg - Chronique d'une solitude annoncée (6 épisodes) et "Bons baisers de Russie", exit Dr No - Une bonne résolution
 

  • Tiens, tu y retournes dans cette formation ? La Russie en plein hiver, faut aimer…

 

C’est fait. J’y suis. Ma deuxième semaine en Russie s’ouvre sur un ton plus officiel. Après une semaine à Saint-Pétersbourg d’introspection au fil des canaux, me voici dans la neige de la campagne moscovite. Neige toute relative, une petite cinquantaine de centimètres, le froid s’est mis en retrait cet hiver. Et me voici à nouveau dans ce pensionnat soviétique surchauffé, au milieu de nulle part. Vous ne savez même pas le situer sur une carte, un point sur Google Maps au milieu des champs et des forêts. J’ai mesuré la difficulté la dernière fois où je me suis perdue, j’étais tout près mais avais beaucoup marché dans les champs, sur les chemins, dans un sens, puis dans l’autre, et n’étais plus sûre de la bonne direction pour rentrer. J’ai voulu demander mon chemin à deux Russes descendus de leur voiture, mon seul mot utile « Dom » était loin d’être suffisant, ils ont fait des efforts pourtant, puis ont vu quelqu’un s’approcher, j’ai vu un appareil photo, forcément quelqu’un de notre groupe, qui m’a confirmé la bonne direction. Je me suis beaucoup perdue, durant cette semaine, après de longues marches dans les champs de neige en bord de forêts, des maisons, des villages, tous pareils, tourner en rond, et puis le plaisir de me retrouver, l’infiniment blanc des immensités de neige prolongeait mon introspection, me perdre pour me retrouver. 

Et que suis-je venue retrouver ici ? Tant de personnes rassemblées, des Russes bien sûr, mais aussi des intervenants d’horizons divers, enfin un peu, une dominante masculine nette. L’an dernier, j’arrivais, le groupe était différent, les contacts moins spontanés. Là, immédiatement, l’atmosphère est détendue, les discussions commencent, à bâtons rompus mais engagés, pas juste pour passer le temps. Les « experts » sont au premier rang, ou presque, c’est la tradition. Arrivés trop tard, ou trop bavards, certains sont repoussés vers les rangs suivants. Ou ont choisi, par coquetterie ou discrétion, de rester au fond. Des absents, qui arriveront un peu plus tard, après la cérémonie d’ouverture, comme celui avec qui j’avais le plus parlé l’an dernier, la star comme disent certains, nous avons prévu de parler, quelques remarques sur mon blog, à éclaircir et discuter. D’autres arriveront dans la semaine.

 

Avant l’ouverture la conversation dérive sur la féminisation des professions, de la langue, la place des femmes… Question essentielle quand on observe l’assistance des stagiaires, essentiellement féminine, face à la domination masculine chez les intervenants, en tout cas au début, la présence féminine s’étoffera au fil de la semaine, sans atteindre la parité. Est-ce plus difficile pour une femme de venir de France, d’Europe ou d’ailleurs, donner une conférence et des ateliers ? Ou la pression sociale est-elle toujours la même dans tous les domaines de l’enseignement du français, les femmes comme professeures, en écrasante majorité, et les hommes aux postes de pouvoir ? Peut-être ce séminaire n’est-il pas représentatif, et venir jusqu’au fond de la campagne russe à ses frais représente un effort particulier… Peut-être…

 

Être une femme, seule, qui affirme sa féminité et sa présence dans un groupe majoritairement masculin, pas facile. Sachant que le public est constitué d’une majorité de jeunes femmes belles et féminines, et que les intervenants sont loin d’y être indifférents, la fenêtre est étroite. Je viens ici pour me retrouver, pas pour trouver un homme. Mais vivre dans un groupe comme une femme effacée m’est impossible. La femme que l’on efface pour se fondre dans un non-être, une existence superficielle, très peu pour moi, dans un groupe je suis une femme, avec mon corps de femme que j’ai plus envie de mettre en valeur que de gommer, et à égal pouvoir avec celui des hommes qui m’entourent. 

 

Au fil de la semaine, les conversations se font, se défont, les affinités aussi. Des complicités s’établissent, préludes d’amitiés. Mes interventions terminées, j’ai plus de temps pour lire, et j’opte pour une tranquillité non solitaire, je m’installe dans le grand salon de passage, je suis vue, toujours dans le même fauteuil, ou presque, mais le silence nécessaire règne. « Tiens, tu as changé de fauteuil ? » J’ai opté pour le fauteuil juste à côté de mon habituel, un changement notable ! et notoire… « Eh oui, besoin d’un peu d’instabilité pour retrouver ma stabilité. » Un sourire complice, des échanges réguliers, des regards autant que des mots. 

 

Quelques moments forts, la table ronde durant laquelle « l’ancêtre » monopolise la parole pour raconter sa vie, ne supporte pas les remarques, et se lève pour quitter la scène durant la partie du débat sur le féminisme, où il parle de sa vie, encore, et qui n’a rien de féministe. Seule femme à la table ronde, j’ai été gentiment désignée pour introduire et conclure, j’ai insisté sur un féminisme in-carné, in-corporé, et pas seulement intellectualisé. Il est sorti à la « Maurice Clavel », mais sans le panache, une coquetterie sans conséquence. 

 

Le clou de la semaine, les fous rires durant la soirée de clôture. Les organisatrices, très drôles chaque année – l’an dernier elles étaient en grenouilles, cette année en Goutte de pluie et Flocon de neige pour déplorer cet hiver qui a disparu – nous ont demandé de préparer un petit sketch à partir d’un conte russe, nous avons chacun trois ou quatre mots à dire, et un court refrain à répéter en chœur. Nous avons promis de faire rire, c’est gagné. J’ai répété toute la journée les phrases que j’ai fait enregistrer à une collègue russe, j’ai une bonne oreille, une bonne prononciation, je les dis parfaitement, mais suis persuadée que sur scène j’aurai tout oublié, même avec mon papier sous les yeux. Je commence, pour la phrase répétée en cœur à oublier une négation, ce qui change tout le sens et fait rire, le personnage qui ne pouvait pas peut tout à coup… Fous rires. Et mon tour arrive, un collègue est parti dans un fou rire démentiel, je me contiens, mais ma tête est vide, je réussis avec ma feuille à dire ma phrase, ouf, le rieur, lui, est bien incapable de prononcer un mot…

 

Et la dernière soirée, que j’avais ratée l’an dernier, réunit seulement les intervenants qui n’ont pas pu partir le samedi, et quelques Russes organisateurs. Un chachlik est organisé. Le chachlik, c’est l’institution, un barbecue dans la neige. Dans un petit cabanon, nous installons sur la table des crudités que nous avons préparées, des boissons, des vodkas de production locale à plus de 50°, pendant que quelques habitués s’affairent autour du barbecue pour faire cuire la viande et les saucisses que nous avons enfilées sur de longues piques métalliques. La viande tarde à cuire. Le sergent de service vient nous rappeler régulièrement qu’il ne faut pas commencer à boire et à manger tant que les préposés au barbecue n’ont pas fini… ça risque de durer… nous tenons quelque temps… puis la première bouteille de vodka, une vraie bouteille de qualité supérieure, est partagée, je la goute, je n’aime pas vraiment la vodka, mais une petite goutte me réchauffe, je serais bien incapable d’en boire plus, ça brule tout l’intérieur, et encore ce n’est pas le tord-boyau qui va circuler ensuite dans des bouteilles d’eau minérale d’un litre et demi. Le sergent-major râle. Nous avons commencé à boire et à manger, l’hérésie ! La première fournée de viande cuite arrive. Avec un pain de type crêpe salée, un délice. 

 

La cuisson continue. Le froid commence à tomber, sans bouger dans la neige, il faudrait beaucoup de vodka pour vraiment se réchauffer. Nous rentrons avec les victuailles, la viande cuite, nous finirons à l’intérieur. La soirée intérieure laisse place aux discussions, mon voisin, l’ami danois multilingue avec qui j’ai beaucoup parlé durant la semaine, entreprend d’améliorer ma lecture du russe en me faisant lire toutes les étiquettes à notre portée, ce qui donne lieu à beaucoup de rires et d’encouragements. Mon voisin de gauche a disparu, le poète sergent major, quelqu’un vient s’asseoir à sa place, je fais pousser tout le monde pour ajouter une chaise, quand il reviendra, l’ami danois me dit de ne pas m’inquiéter, il pourrait bien ne pas revenir, on ne sait jamais avec lui. 

 

Les Russes qui aiment beaucoup chanter lui demandent de prendre la guitare, il va chercher ses partitions, chants russes et français alternent. Mon voisin de gauche a réapparu, reprenant sa place soudain vide comme si de rien n’était, comme s’il était parti deux minutes avant. Il se lève pour aller chanter, avec les autres. Puis me demande de changer de place, pour prendre ma place à côté de la guitare, le procédé est peu élégant, mais j’accepte. Puis les chansons françaises dont nous n’avons pas les paroles émergent, les portables sortent, et c’est à qui aura les paroles avec la faible connexion dans cette salle. Je les ai, les chanteurs tentent un début, peu concluant, je reprends le début, le ton est donné, même si je suis une piètre chanteuse, il y a des classiques, quand même. Nous chantons tous fort, pour nous amuser, sur ces paroles hyper connues. 

 

Et là, mon voisin poète sergent-major, maintenant à ma droite, se tourne vers moi « tu chantes trop fort, et tu chantes faux, tu pourrais chanter moins fort, parce que tu chantes faux », je suis la seule à entendre, mais ceux qui sont en face de moi voient bien qu’il s’est passé quelque chose, je deviens muette, retiens mes larmes comme je peux, la chanson se termine, je profite d’un moment de rire pour m’essuyer les yeux, je sors un peu, me calme. Mais l’atmosphère change. Tout le groupe de mon côté de la table, moins concerné par les chants, et dont plusieurs ont bien vu qu’un incident m’a mâchée, se mettent à chanter faux, à m’envoyer des boulettes, à parler, la vodka à plus de 50° aidant, ça dégénère un peu, ça parle fort, ça vocifère presque. Et l’ami danois, d’un calme exemplaire, qui essaie d’obtenir le silence pour son nouveau voisin, part d’un geste qui me laisse d’abord en suspens, il lance un dossier plein de feuilles sur un jeune collègue bruyant et plutôt alcoolisé, pendant trois secondes, je crois qu’il s’agit d’une plaisanterie, mais le projectile atteint bien son but, personne ne dit rien, c’est comme avec moi, ça passe, ne pas faire d’histoires. La nuit se poursuit, discussions, rires, alcool…

 

Le lendemain matin, avant de partir, je cherche l’ami danois pour lui expliquer ce qui a fait déraper la soirée, cette phrase violente qui m’a été assénée, l’atmosphère rebelle qui s’en est suivie, je le soulage, il était tellement mal de son geste. Il m’écrira ensuite qu’il a pu contacter le jeune collègue, ils se sont expliqués et sont maintenant les meilleurs amis du monde.

 

La boucle est bouclée, il ne me manque plus que la discussion avec l’ami « star », qui avait lu mon blog sur Saint-Pétersbourg et m’avait fait la remarque que ça manquait de folie. Dans la semaine, pas une minute pour en parler. Le hasard fait que nous prenons le même avion, le même taxi, ce qui nous laisse du temps pour parler. Nous marchons en faisant le tour du bâtiment, je tente de lui demander ce qu’il entendait par manque de folie, il me parle de lui, de son écriture sur lui, je réoriente, il me donne quand même quelques éléments, quelques pistes, m’écoute un peu, puis reparle de lui. Le taxi est en retard, et le chauffeur assez particulier, il commence par nous dire que nous n’aurons jamais l’avion, il prend systématiquement la file la plus lente, nous finissons par arriver, aucun problème, nous avons même le temps d’acheter une bouteille de vodka au duty free et d’attendre. Vol Air France parfait, un personnel aux petits soins, après le repas le steward nous apporte un cognac et une poire dans un vrai verre. Mon voisin se lève peu après et passe le reste du vol à discuter avec l’équipage, et se faire offrir champagne et alcool, et des petits biscuits et chocolats qu’il me rapporte « pour votre dame »… 

 

Arrivée à Paris dans la grisaille, puis le car, puis le train, puis ma voiture au milieu de la nuit pour retrouver ma réalité quotidienne. Bons baisers de Russie, c’est fini, mais ces deux semaines ont crevé les ballons qui obstruaient ma tête. Introspection, quand tu nous tiens…  

Ma bonne résolution est tenue, opposer le silence aux situations insolubles, aller de l’avant, vivre, et je verrai bien ce que m’offrira la vie !