Le train a pénétré depuis plusieurs secondes en gare de Lens et Jacek ne parvient toujours pas à se décider à quitter son siège. Il laisse le flot des voyageurs s’écouler avant de se résigner à déplier sa longue carcasse, à s’emparer de son blouson dont il remonte, d’un geste brusque, la fermeture éclair, sans égard pour sa pomme d’Adam proéminente. Démuni de tout bagage, il gagne enfin la portière du wagon, marque encore une hésitation, sa main droite cherchant fébrilement son inhalateur au fond de la poche de son pantalon puis, descend sur le quai.

Là, il s’appuie contre une poutrelle et tente de maîtriser sa respiration tant il s’attend, d’un instant à l’autre, à être en proie à une crise d’asthme majeure. Au seul spectacle, à travers les vitres du train, de ce ciel lourd, plombé, encombré de nuages couleur de suie, il a senti sa poitrine, sa gorge, se serrer et les mucosités, petit à petit, l’envahir, toutes prêtes à l’étouffer, comme lors de son enfance et de son adolescence.

Depuis deux décennies d’éloignement de la France, deux décennies de rupture avec cette région du bassin minier, de rupture de liens avec sa famille, ses copains, Jacek avait perdu jusqu’au souvenir de ces terribles crises d’asthme  qui le conduisaient alors jusqu’au bord de l’asphyxie.

Il fallut l’entrée de sa fille, Maéva, à l’école du Louvre, pour décider Jacek à quitter, momentanément, son refuge paradisiaque de l’océan indien. Avant de reprendre l’avion pour Saint-Louis de la Réunion afin d’y retrouver sa femme, Tamara, il parvint à trouver le courage de tenir la promesse qu’il lui avait faite avant son départ : se rendre à Lens, afin de se recueillir sur la sépulture de ses parents et tenter de leur pardonner le calvaire que, chacun à sa manière, lui avait fait endurer pendant tant d’années et de se réconcilier ainsi avec son passé.

Point n’est besoin qu’il fasse appel à sa mémoire, à son sens de l’orientation, ses jambes comme mues par un automatisme le conduisent au nord-est de la ville, vers le quartier de la Grande Résidence, quartier où se côtoient les logements individuels, les corons, et des tours atteignant parfois douze niveaux. Manifestement le quartier est en cours de rénovation. 

Certains petits commerces ont disparu comme la petite épicerie qui acceptait parfois de lui délivrer un paquet de pâtes, une bouteille de lait contre la promesse d’être payée à la fin du mois. Le bistrot où son père passait ses soirées s’est transformé en pizzeria largement illuminée en cette fin de matinée. Nulle nécessité, aujourd’hui, de se hisser sur la pointe des pieds pour regarder, par-dessus un rideau crasseux, les consommateurs attablés ou avachis au comptoir. 

Combien de fois Jacek a-t-il dû céder aux supplications de sa mère et se rendre dans ce café afin de tenter de ramener son père à la maison avant qu’il ne dépense sa faible pension d’invalidité en quelques heures ! Sa démarche était rarement couronnée de succès mais lui valait une bordée de jurons avant d’être, quelques heures plus tard, souvent même tard dans la nuit alors qu’il s’était endormi, sanctionnée par une sévère correction.

Le mode opératoire était souvent le même : un magistral coup de pied ébranlait sa porte de chambre, la lumière du plafonnier aveuglait ses yeux bouffis de sommeil, brutalement arraché de son lit, le plus souvent par les cheveux, il était précipité au sol, sans aucune échappatoire possible. C’est alors que se faisait entendre, le claquement du ceinturon qui s’abattait frénétiquement sur son dos, ses bras enroulés autour de sa tête dans une dérisoire tentative de protection.

Jacek ignorait combien de temps durerait son supplice, tout dépendait du degré d’ébriété de son père donc de sa capacité à garder son équilibre.

En dépit de sa souffrance intolérable, il se souvient comment il avait appris à retenir ses cris en s’évadant de son corps grâce au rêve.

Il rêvait que, tel l’enfant au ballon rouge, dont il avait lu l’histoire dans la bibliothèque de sa classe, un immense ballon bleu lui proposait de l’emporter loin. Très loin de cet enfer : « Et si le monde était bleu…Et si les jours étaient pliables…, je serais éternellement au paradis. » Au paradis ! C’est ainsi que Jacek parvenait, peu à peu, à s’extraire de son corps. Il voguait, suspendu à son ballon, dans un autre espace, dans un autre temps ou plutôt dans un espace où le temps était aboli. Il n’entendait plus le sifflement de la ceinture, les ahanements de son père, les vaines supplications de sa mère terrorisée. Il n’entendait même plus les battements affolés de son cœur qui s’était peu à peu comme résigné.

Le silence revenait lorsque le père, enfin à bout de forces, quittait la chambre et, titubant, partait s’écrouler sur son lit qu’il ne quitterait plus des heures durant plongé dans un lourd sommeil presque comateux.

 

À présent, Jacek déambule au sein des immeubles bientôt promis à la démolition. Il se dirige vers celui qui abrita son enfance sans hésitation aucune. Des détritus jonchent l’entrée, des prospectus débordent des boîtes aux lettres cabossées, défoncées ou béantes, les murs écaillés sont constellés de traînées d’origine suspecte, l’escalier sent l’urine et la crotte de chien. La force l’abandonne pour gagner son troisième étage, il ressort, lève la tête vers les fenêtres de leur appartement : nulle lumière, pas de rideaux, mais du carton en place de quelques carreaux brisés.

Ses jambes flageolantes lui rappellent qu’il est pratiquement à jeun et qu’il serait raisonnable de se restaurer sans tarder. Sur son parcours, il longe les grilles de son ancienne école, à cette heure la cour est déserte. Il aperçoit le préau sous lequel il fut si souvent acculé par des camarades désireux d’en découdre avec celui qu’ils surnommaient le « Polak » ou aussi le « fils du poivrot ». 

Roué de coups, couvert de crachats lors des récréations, il ne s’était jamais plaint, ni de retour en classe, ni à la maison. À quoi bon ! Mieux valait faire le dos rond et se réfugier dans son paradis bleu.

Le portail n’étant pas fermé à clé, il s’autorise à entrer pour quelques minutes dans la cour et est irrésistiblement attiré par le préau jouxtant les toilettes à peine rénovées. Il aspire longuement cette odeur fade et écœurante, mélange d’urine et de désinfectant, qui lui restitue avec acuité tout son passé. 

Comme pris de vertige, il s’adosse au mur, ferme les yeux pour mieux mesurer l’ampleur du chemin parcouru depuis cette époque. Des larmes de reconnaissance coulent au souvenir de Monsieur Leroy son maître de cours moyen. Ce fut en effet grâce à cet homme de valeur que son supplice cessa enfin.

Il lui semble se revoir, acculé au mur par une bande de garnements qui prenaient plaisir à l’étrangler avec son écharpe, alors qu’une crise d’asthme le menait au bord de l’asphyxie, lorsque retentit l’impérieux coup de sifflet du maître. Tous s’immobilisèrent, avant d’aller s’aligner puis de rentrer en classe dans le silence impressionnant précédant les plus sévères réprimandes.

De retour en classe, sans donner l’ordre aux enfants, comme figés au garde à vous, de s’asseoir, il arpenta, longtemps, très longtemps, mains croisées dans le dos, le devant de son estrade.

Puis il s’arrêta, les regarda, l’un après l’autre, au fond des yeux qui, peu à peu, gênés, se détournaient et se mettaient à fixer obstinément le sol. Il expliqua enfin que celui qu’ils appelaient le « Polak » était le petit-fils d’un homme, son grand-père, qui, avait trouvé le courage de quitter son pays, la Pologne, plus de quarante ans plus tôt afin de consacrer sa vie à extraire le charbon des mines du Nord-Pas de Calais. Et cela parce que la grande guerre avait décimé des milliers de jeunes Français en âge de les exploiter. 

Ce grand-père avait adopté la France comme patrie, y avait fondé une famille, et avait consacré sa vie à la mine, au charbon dont la poussière lui avait détruit les poumons. Victime de la silicose comme de nombreux membres de leurs familles. 

À son tour, son fils, le père de Jacek, était entré aux minières dès l’âge de seize ans. Lui aussi y avait travaillé dur jusqu’au matin de la catastrophe de Liévin en décembre 1974. Ce jour-là, il n’avait heureusement pas fait partie des 47 morts dus au coup de grisou mais des quelques survivants, hospitalisés, cruellement blessés.

Alors, oui, c’est vrai, que l’on pouvait parfois rencontrer le père de Jacek, titubant dans la rue parce qu’il avait bu plus que de raison. Bu pour oublier ses blessures. Bu pour oublier son visage boursouflé par les cicatrices dues aux interventions chirurgicales destinées à extraire les particules de minerai venues se ficher dans son derme. Bu pour oublier sa surdité consécutive à la violence de l’explosion. Bu pour oublier la honte de ne plus parvenir à faire survivre sa famille grâce à son salaire.

- Mais, je vous pose la question, à vous tous, qui êtes prêts à entrer au collège, réfléchissez : qui doit avoir honte ? Celui qui a été détruit par son outil de travail ou ceux qui n’ont pas veillé sur les conditions de sécurité dans la mine ? 

Je me souviens aussi du silence, que je vécus comme assourdissant qui succéda à cet appel à leur sens moral. Je me vois encore, debout moi aussi, n’osant pas relever la tête et contemplant fixement mes lacets rafistolés.

La cloche ne rompit même pas le silence. Chacun restait toujours figé, debout, comme frappé de stupeur. Puis, un à un, Monsieur Leroy fit sortir les enfants et avant de les accompagner à la sortie, me fit signe de l’attendre.

 

Ça a débuté comme ça. Moi j’avais jamais rien dit. Rien…c’est, à son retour, sa main posée sur mon épaule, son regard plein de compassion qui m’a fait parler. Il m’a écouté, longuement, sans m’interrompre, sans commenter, sans me plaindre. Je lui ai raconté les injures, les coups, ma mère impuissante qui se réfugiait au fond de la cuisine, se tassant dans un coin pour cacher ses pleurs, son départ à l’aube pour se rendre faire les lessives, les ménages chez les cadres de la mine. Je lui ai confié mon secret, le ballon bleu qui m’emportait dans un pays, un pays éternellement bleu. 

Aujourd’hui, les yeux toujours clos, il me semble encore entendre ses paroles : « Jacek, fais confiance à ton ballon bleu, ne l’échappe pas, il t’aidera à t’évader. Mais j’ai plus que tout confiance en ton courage, en ta force. Grâce à la bourse que tu réussiras à obtenir, tu rentreras au collège. Il te faudra travailler dur pour réussir et parvenir, un jour, à découvrir ce monde qui te fait tant rêver. Mais j’ai la conviction que tu y parviendras. »

Je ne sais si, ce jour-là, Monsieur Leroy eut conscience de l’importance déterminante que ses propos eurent sur mon avenir : ils firent naître en moi l’espoir, sentiment jusqu’alors inconnu. L’espoir que les jeux n’étaient pas faits, qu’en fait, j’étais maître de ma destinée, qu’il me suffisait de croire en moi et de travailler.

Ce que je fis, avec ardeur, non seulement sur le plan scolaire mais aussi sportif. Le garçonnet malingre et asthmatique se transforma ainsi peu à peu, en un adolescent musclé et confiant. De ce fait, mes relations avec mes camarades se normalisèrent et, peu à peu mon père, sentant que j’échappais à son emprise, n’osa plus me frapper. Il marmonnait toujours des chapelets d’insanités qui me laissaient de marbre, invectivait ma mère puis tombait dans une sorte de prostration propre au vieillard vaincu qu’il était devenu.

 

La cloche de l’école sonnant la fin des cours de la matinée, je me hâte à présent de quitter les lieux et me dirige vers la pizzeria jouxtant mon ancien quartier. À cette heure, la salle est encore presque déserte et je me sens soulagé, j’ai besoin de calme afin de poursuivre ma rêverie, besoin de finir de dérouler le film de ma vie avant d’affronter l’épreuve de la visite au cimetière. 

 

Mon baccalauréat en poche, j’entamai un long et patient parcours pour réaliser mon rêve : devenir parachutiste de présentation et de compétition dans l’armée de l’air. Habitué à la discipline, mon cursus militaire ne me pesa pas. Ma formation terminée, je demandai à intégrer l’école des sous-officiers puis une fois le grade en poche, j’intégrai l’unité spéciale pendant un an encore. À l’issue de cette année, je pus enfin postuler au corps des parachutistes de Pamiers en Ariège.

Mes temps de permissions se déroulaient dans un cadre de vie idyllique à mes yeux. Loin de moi, le ciel lourd de nuages noircis par les cheminées polluantes, les lignes de corons ou la verticalité de cités vétustes construites à la hâte, loin de moi l’horizon obstrué par les terrils. Mais à moi désormais, les incomparables joies de la campagne, de la montagne ou de la Méditerranée.

Mon acharnement à dominer mon corps, mon esprit discipliné, mon sens de la solidarité, toutes qualités acquises au cours de mon enfance et mon adolescence malmenées, me permirent enfin de réaliser mon rêve. Je pus enfin, en équipe, sillonner la France pour réaliser des sauts et atterrissages de précision ainsi que de spectaculaires figures de voile contact à six ou neuf participants.

Comme suspendu jadis à mon ballon bleu, je voguais en-dessous ou au-dessus des nuages, je me mouvais dans les trois dimensions, dominant la terre dans un sentiment de liberté et d’euphorie totale : ce sentiment de plénitude dépassait toutes mes espérances.

 

Ensuite, c’est à St Pierre de la Réunion, où était basé mon régiment de parachutistes, que je fis la connaissance de Tamara aux lointaines origines indiennes.

Elle enseignait à l’îlet de Marla au cirque de Mafate, endroit si difficile d’accès qu’il l’obligeait à rester sur place du lundi au vendredi. Chaque lundi matin, chargée d’un lourd sac à dos, lestée de grosses chaussures de marche, elle s’élevait par des sentiers pentus, à la végétation luxuriante, vers ce petit village des Hauts pour retrouver sa dizaine d’élèves de classe unique. 

Ces conditions d’enseignement, qui auraient rebuté plus d’un enseignant, la passionnaient. Elle s’épanouissait totalement dans ces interminables préparations de travail individualisé et, plus encore, dans leur mise en œuvre. Elle appréciait, en outre, l’atmosphère familiale de sa classe. Ses excellentes relations avec la population lui permettaient d’être invitée dans leurs fêtes de famille et, de ce fait, elle ne se voyait pas volontiers redescendre dans « les Bas ».

 La situation demeura inchangée après la naissance de notre petite Maèva qui fut dorlotée par Dorothée sa nounou métis de l’îlet. Durant trois ans, elle jouit d’une liberté sans contrainte, pieds nus au milieu des poules, des canards, des chats et chiens et, au vu de son statut privilégié de « fille de la maîtresse », régna en petit tyran souriant sur les autres enfants de la communauté. Puis elle fut intégrée dans la classe de Tamara et suivit son enseignement jusqu’au moment de l’entrée en classe de sixième.

Son entrée au collège nous contraint à reconsidérer notre organisation familiale obligeant notamment Tamara à demander sa mutation. Nous choisîmes de nous installer à proximité de St Leu ce qui me permettrait, à l’issue de mes vingt-cinq ans de service au sein de l’armée, d’envisager une reconversion. Saint Leu était une base très prisée pour le parapente et la pratique puis l’enseignement de ce sport m’attiraient particulièrement. Saint Leu permettrait aussi à Maèva d’effectuer là l’ensemble de ses études secondaires.

Tamara jouit de l’heureuse opportunité d’obtenir un poste dans un village des Hauts des Avirons dans une école développant une expérience pédagogique pilote s’inspirant des techniques Freinet, méthode très proche de celle qu’elle avait toujours pratiquée dans sa classe unique de l’îlet.

Nous choisîmes d’habiter une jolie case jouxtant la forêt primaire du Tèvelave, située à 900 mètres d’altitude, face à l’océan. Les grottes bordant les ravines de ce lieu encore sauvage abritaient autrefois les esclaves marrons.

 

Aujourd’hui, cet endroit est toujours notre lieu de vie et nous y sommes très heureux.

Tamara et moi, dans un contexte différent, connaissons chaque jour le bonheur de former, de transmettre nos connaissances, celui de vivre l’un et l’autre une passion qui nous nourrit totalement. 

Certes notre Maèva va désormais nous manquer mais nous sommes heureux de la voir partir à la découverte d’un autre univers : celui de l’art.

 

Tandis que la serveuse dépose une énorme pizza au fromage et jambon devant moi, mon portable sonne. Le visage souriant de ma fille apparait et sa voix rieuse enchante mon oreille : « Papa, je t’attends au musée du Louvre-Lens, hâte-toi de m’y rejoindre, je tiens à visiter en ta compagnie l’exposition sur la Pologne qui vient de débuter ! La Pologne, c’est aussi un peu mes racines, non ? »