« Ça a débuté comme ça. Moi j’avais jamais rien dit. Rien. C’est la psy qui m’a fait parler. »[1] Que se passe-t-il depuis quelques jours ? Elle parle, d’elle, comme si de rien n’était. Avec ce médecin qui vient juste d’entrer, sortir, puis revenir. Comme promis. Pourquoi l’a-t-il mise en confiance ? Les digues cèdent, l’une après l’autre. Ça sort, va savoir pourquoi. En plus, il avait l’air plutôt pressé, pas du genre à s’assoir et attendre des confidences. Et il écoute, attentif, opine, discrètement, laisse le flot s’écouler, en silence. Ou presque.

  • Et vous n’aviez pas une amie, une proche à qui vous confier ?

 

Comment expliquer que les amis, à ce moment-là, sont hors course ? 

Le cercle s’est rétréci, peu à peu lassé des rodomontades continuelles mâtinées de tant d’acrimonie, l’aigreur fait fuir, teintée d’un sentiment de déranger. On sent bien que quelque chose ne tourne pas rond, mais quoi, et pourquoi ? 

On n’a pas vraiment le temps de creuser, on ne le prend pas, on préfère maintenir une dose raisonnable d’hypocrisie, pour ne pas déranger, s’ils sont bien comme ça, après tout, c’est leur affaire. 

Et elle, oui, elle est pâlichonne par moments, mais aussi, elle doit travailler trop, comme beaucoup d’entre nous. 

C’est déjà compliqué de faire avec sa propre vie, alors comprendre ce qui se passe dans celle des autres… et ils ont l’air heureux, malgré tout, il y a bien un truc bizarre entre eux, mais quoi… elle n’en dit rien, s’il y avait quelque chose, elle parlerait. Alors, wait and see ! 

Et les semaines passent. 

Les meilleures amies, deux en fait, sont loin, leur boulot les a, une expatriée, l’autre envoyée à l’autre bout de la France. 

Alors, on s’appelle, oui, de temps en temps, mais difficile de s’épancher à distance. 

Et puis, dire c’est franchir le pas, ce serait accepter de se dire à elle-même que, là, ça va trop loin, elle ne peut pas continuer à vivre avec quelqu’un qui la méprise, la rabaisse, qui oscille entre la porter au pinacle, tu es si belle, si désirable, je ne peux pas me passer de toi un seul jour, et l’oublier, passer à côté d’elle comme si elle n’existait pas, la transparence absolue, je ne sais pas si vous connaissez ce sentiment, Docteur, cette impression que vous n’êtes plus là, votre corps est là mais vous non, vous avez disparu, vous n’êtes même plus l’ombre de vous-même, vous n’êtes plus. Ça porte en nom, dans le jargon médical ?

 

  • Je ne sais pas exactement, ce n’est pas vraiment mon domaine. Ma collègue psychiatre serait mieux à même de poser un diagnostic. Je vais lui demander. Elle m’a juste tracé votre histoire à grands traits. Mais ce que vous me dites m’intéresse. Personnellement.
  • Ne me dites pas que vous vivez une histoire pareille !
  • Non, je vous rassure. C’est autre chose. Mais alors, qu’est-ce qui vous a poussée à partir, à prendre cette décision difficile, seule ?
  • Le trop… le geste, le mot, de trop… comme un coup de tête si longtemps mûri qui se déclenche juste à ce moment-là…
  • Et le courage ; vous parlez de trop, de coup de tête, mais c’est du courage dont vous faites preuve à ce moment-là, et un sacré courage, même !
  • Oh non, du courage, non, le courage ç’aurait été de lui dire en face que je n’en pouvais plus, qu’il était allé trop loin, que c’était le point de non-retour, tous ces mots, ces phrases que je me répétais sans cesse, qui tournaient en boucle la nuit, le jour… Là, c’était fuir… c’est pas du courage de fuir… la preuve, c’est que ça me poursuit…
  • Mais justement, vous avez su résister, là c’est du courage ! Vous avez fait un sacré pas…
  • Si vous le dites !
  • Oui. Et maintenant il faut que nous parlions de la suite. Nous n’allons pas pouvoir vous garder indéfiniment, comme je vous le disais tout à l’heure.

 

Alors ça se bouscule. Sortir. Rentrer chez elle. Quitter ce cocon. Parce qu’elle a parlé. Protégée des regards, des jugements, protégée d’elle-même. Revenir dans le monde, de ceux qui savent qu’elle a craqué, ou non, mais elle le sait, elle ne peut plus faire comme si, croire que tout va bien, que sa vie est normale. Continuer à fuir, plus possible. Assumer. Mais comment. Se retrouver seule, chez elle, dans sa campagne isolée. 

  • Je crois qu’il vous faudrait un sas. Avez-vous de la famille chez qui vous pourriez aller quelque temps ?
  • Pas vraiment… compliqué…
  • Et votre amie, votre collègue qui vient vous voir, Géraldine, je crois, peut-être…
  • Mais je ne la connais pas assez…
  • Est-ce important ? Nous lui avons parlé, nous lui avons demandé de venir pour chercher une solution. Elle s’inquiète de vous savoir seule dans votre maison isolée. Elle serait prête à ce que vous alliez chez elle quelques jours, histoire de voir, d’être entourée…
  • Mais je ne suis même jamais allée chez elle…
  • Une bonne occasion de découvrir ! De quoi avez-vous peur ? Ne refusez pas la main tendue. Vous ne pouvez pas toujours vous en sortir seule, acceptez un peu d’aide, simple conseil…
  • Est-ce que j’ai le choix ?
  • Pas vraiment. À moins que vous ayez une meilleure proposition. Je vous aurais bien prise chez moi, mais pas sûr que mon épouse apprécie, je ne suis déjà pas beaucoup à la maison !

 

Éclats de rire. Géraldine allait venir pour discuter les modalités pratiques, le temps de s’organiser chez elle. Demain elle pourrait sortir. Et cela ne lui ferait pas de mal de revenir dans la vraie vie, marcher, manger normalement, parler de tout et de rien.

 

[1] Céline, Le Voyage au bout de la nuit, incipit