Réveil en douleur. Rêvons en bleu. Lui penaud, là, devant elle. Presque menaçant puis filant doux. Exfiltré par l’infirmière. Sans renâcler. Elle qui ose dire, parler. Elle a rêvé, c’est sûr, en bleu, en rose, en noir… Cette scène qui la hante au réveil… une chimère que va souffler le premier aquilon… retomber sur terre… se barricader contre ces lubies qui inondent sa tête et la submergent… la débordent… de noir, du gout amer du fiel, pas la peine de croire, d’espérer, pour retomber plus bas juste après… assez donné dans le genre se laisser piétiner… trop gentille… 

Et si les jours étaient pliables… dépliables… si elle pouvait revenir en arrière… recommencer… faire les bons gestes, dire les bons mots, ne pas laisser s’installer le cauchemar… elle aurait un joker… ne lui laisserait pas le choix, s’il tient à elle, c’est comme ça, à prendre ou à laisser…

 

  • Alors, Madame Dousse ? Bien dormi ? Pas d’abus d’Ipad j’espère…

 

Arrivée brutale, et douce. Pas attendue. Pensait pas qu’elle reviendrait si vite. Cette scène qui tourne en boucle. En noir. Loin d’une réalité sereine. Ce regard fuyant, tête basse, ce blouson beigeasse, sans allure, ses ma pauvre fille, les litanies qui reprennent, incantatoires, la fascinent et la happent. La tirent loin d’elle, ce qu’elle croyait être elle. Jour ou nuit. Le dehors est d’un gris douteux. Fumées ou nuages, volutes fantasques collées à la fenêtre, ça bouge, s’étire, se rétrécit, part en apothéose, se rabougrit en peau de chagrin…

 

  • Pas l’air d’aller fort… bien ce que je craignais… après ce qu’on m’a dit… suis revenue ce matin… pas prévu, mais…
  • Ce matin ?
  • Oui, même tard, vous avez dormi, beaucoup, depuis hier, depuis cette visite expédiée manu militari. Vous avez bien fait.
  •  ???
  • Oui, l’infirmière m’a raconté. Vous avez fait d’énormes progrès. Parler vous a fait du bien. Vous avez été capable d’imposer votre volonté.
  • Je rêve, j’ai rêvé, je crois, je ne sais plus… Tout noir… Les phrases habituelles pour me rabaisser… tellement entendues… que je me répète en rêve… en cauchemar…
  • Quel rêve ? Je me souviens bien de vos mots d’hier. Mais là, c’est la réalité. Votre compagnon, harceleur, appelez le comme vous voulez, est bien venu, nous ne savons pas comment il vous a trouvée et est arrivé jusqu’à vous, mais les faits sont là, l’infirmière dit que vous avez accepté de le recevoir, qu’elle est restée postée à proximité, qu’elle l’a fait sortir quand vous avez appelé, que c’est bien vous qui lui avez dit : « faites sortir Monsieur ». Vous progressez. Acte difficile, mais posé, là, comme un acte. Qui vous a plongé dans un profond sommeil, pas étonnant vu l’effort fourni et le pas franchi.
  • Un rêve…dormir…en bleu…pas en noir…
  • Bon, visiblement vous n’êtes pas vraiment réveillée, vous avez encore besoin de dormir. Une fuite, le sommeil, mais aussi une excellente thérapie. Je reviendrai plus tard, ne vous tracassez pas, c’est mon jour de permanence, je ne bouge pas du service de la journée.

 

Ce rêve, ce cauchemar, ils disent que c’est la même chose, qu’un cauchemar c’est un mauvais rêve… peut-être… son souvenir n’a rien de bleu, de rose, un rêve en noir avec des volutes grises, gris cendre, anthracites. Lui, là, au pied du lit, pas possible, tout simplement pas possible ; encore si elle se souvenait d’un air triomphant, d’un œil narquois, son imagination pourrait se fixer ; mais sur un blouson beigeasse et un air penaud, pas contrit mais penaud, impossible, pas lui, hors cadre. 

 

Un jour, elle s’était trompée dans les courses, avait pris le mauvais paquet de pâtes, des penne à la place de tagliatelle, le dur au lieu du tendre, cuisson plus longue, le croquant sous la dent au lieu du fondant, elle avait eu droit à un cours complet sur les pâtes, leur fabrication, leur cuisson, et comment faisait le petit restaurateur qu’il fréquentait, mais où il ne l’avait jamais emmenée, et comment faisait sa grand-mère, qu’elle ne connaissait pas non plus, elle avait du mal à comprendre si elle vivait toujours ou n’était plus qu’une illusion du passé, important l’illusion improuvable pour s’attribuer ce regard dédaigneux inimitable. Ma pauvre fille… 

Et elle qui argumentait, qui disait ce qu’elle avait lu, dans un magazine sûr, que dans les pâtes ce qui compte, c’est le nombre de grammes de protéines et la cuisson al dente, fuir l’amidon, mauvais pour le gout et la santé. 

Tu l’étales ta science, qu’est-ce qu’ils y connaissent, tes experts, comme si le gout était dans les livres, t’es même jamais allée en Italie…  Ce regard cinglant, autant que le ton des mots prononcés…

 

Elle n’avait pas sa clé, ne la retrouvait pas, ni dans ses poches, ni dans son sac, perdue, oubliée ? La panique sur le palier… Comment faire ? Elle sonne, frappe à la porte. Rien. Elle l’appelle. Rien. Pas de réponse. Recommence. Envoie un texto. Rien. Appelle encore. Laisse un message sur sa boite, voix angoissée, perdue. Pas de réponse. Il ne la rappelle pas. Commence à pleurer sur le palier. 

Pas de concierge, c’était pratique les immeubles où il y avait une concierge, on pouvait lui laisser une clé, mais le modernisme, la suppression des emplois inutiles… 

Elle aurait dû laisser une clé chez quelqu’un, mais sa mère est loin, pas de copine qui habite à proximité, et ses copines, elle les voit de moins en moins, sa mère aussi d’ailleurs. 

Ses larmes s’arrêtent, ça ne changera rien. Elle s’assoit sur le palier, il finira bien par rentrer, ou par sortir son téléphone, voir qu’elle a appelé, écouter, lire son message. Elle attend. Somnole un peu. 

Combien de temps ? ça dure… La porte s’ouvre. Il était là, à l’intérieur. N’a pas répondu à la sonnette, au téléphone, l’a laissée avec son angoisse, sur le palier. Et a ouvert quand il a voulu, maitre absolu. 

Elle entre sans un mot, voit ses clés sur la tablette de l’entrée où elle les avait oubliées, en pleine vue, les récupère, il les avait forcément vues, cette manière de la punir comme si elle était une gamine qui n’a pas rangé ses jouets. Elle se tait, se terre, pas la peine d’en rajouter, de discutailler, elle n’aura pas le dernier mot, dans les reproches il est nettement plus fort qu’elle.

 

Tellement vécu, le cauchemar. Les attentes interminables, il a dit qu’il serait là à telle heure. Elle pourrait entreprendre quelque chose, mettrait l’appartement en vrac avec le désordre induit par ses activités « créatives », hésite, repousse, ne fait rien, plus simple. 

Il a dit qu’il irait avec elle chez des amis dont il lui parle, régulièrement, qu’il l’emmène cette fois. Elle attend. Encore. Ne fait rien. Attendre. Le diner ? Une invitation ? Elle a rêvé. 

Il n’en a jamais parlé, elle s’est fait des idées, une fois de plus, tu passes ton temps à te bourrer le mou, franchement c’est pas facile de vivre avec toi. On l’avait prévenu, il n’avait pas voulu le croire, elle semblait si bonne. Qui est ce on ? Elle se demande encore. Un on pratique pour servir sa perfidie. Un on troublant, qui met du jeu dans l’entre-deux, un on-je, un on-tu, un on m’avait bien dit, ma pauvre fille…

 

Et si sa vie était pliable, dépliable, repliable, si elle pouvait la reprendre un peu ici, un peu là, comme un vêtement qui a pris du jeu avec le temps et auquel quelques retouches redonnent son tombé, son allure, son aisance. Redonner de l’allure, du tombé à sa vie, glisser un peu de moelleux dans les interstices, redresser les baleines du dos, lisser le galbe des jambes, remettre du rose à ses joues. Elle est partie, a mis un mouchoir sur sa souffrance, mais rien n’a disparu, le cauchemar est toujours là, larvé, en attente à son tour. Et le moindre incident, la moindre peur le libèrent. Une vie repliée, elle a bien connu… Penser qu’elle pourrait se déplier, s’étirer, s’étaler, du rêve, du rêve pur, et pas en bleu ni en rose…

 

  • Madame Dousse, vous dormez ? 

 

L’infirmière est là, à côté de son lit, la même que la veille, qui l’observe de son regard bienveillant.

 

  • Réveillez-vous, s’il vous plait, doucement, oui, prenez votre temps. Il faut que vous mangiez un petit peu, vous allez vous affaiblir. Et un peu de toilette vous ferait du bien, vous recoiffer, le médecin va passer bientôt. Il veut vous voir. Buvez au moins votre café pendant qu’il est encore chaud. Ça vous fera du bien, et vous réveillera un peu. Vous avez déjà beaucoup dormi.

 

Elle obtempère, sirote le café bien chaud, croque les biscottes l’une après l’autre, un yaourt, une compote, lentement, l’appétit revient… Va dans la salle d’eau, le minimum d’ustensiles de toilette, se brosse les dents, se lave le visage, va chercher son sac, un échantillon de crème hydratante, un trait de rouge sur ses lèvres, se brosse les cheveux, pas vraiment une allure de star, mais déjà plus présentable. S’assoit dans le fauteuil. Regarde par la fenêtre, les nuages sont moins sombres, plus fluides, la pluie s’est calmée, une vague bruine nimbe les arbres d’un cocon rassurant.

 

  • Alors voici notre grande malade !!! Oh, excusez-moi, je ne peux pas m’empêcher, ma tendance à la moquerie finira par me jouer des tours. Notez bien que je n’en abuse pas, seulement quand je sens que tout caractère de gravité est écarté. Et votre bonne mine ne ment pas !
  • Bonjour docteur, vous croyez ?
  • Je n’ai qu’à vous regarder pour être rassuré ! Ma collègue qui vous a adressée à nous m’a expliqué, j’étais un peu inquiet, mais me voici rassuré.
  • Seulement sur ma mine ?
  • Non, j’exagère, je viens de parler avec notre psychologue. Elle me dit que vous avez pu parler longuement hier, que vous avez évacué énormément de tensions et de nœuds, c’est son vocabulaire…  Et que vous avez posé un acte fort hier après-midi, mais là, son vocabulaire ne m’en dit pas trop, je sèche… 
  • Mme Dousse a accepté de recevoir son ancien compagnon qui en faisait la demande, je suis restée à proximité, et elle m’a demandé de le faire sortir quand il s’est fait insistant et inquiétant. J’ai rapporté ce fait à Mme la psychologue, qui a trouvé que c’était un acte fort, c’est ce qu’elle a voulu dire, je pense.
  • Merci, Madame, pour vos éclaircissements. En effet, un acte fort. Vos examens sont bons. Vous avez beaucoup dormi, une mine éblouissante. Vous allez pouvoir rentrer sortir assez vite. Je sais, on m’a dit que vous êtes dans une situation compliquée, une maison isolée. Peut-être pouvez-vous trouver une solution temporaire ? Aller chez quelqu’un ? Ou que quelqu’un s’installe chez vous quelque temps pour vous sécuriser. Fuir ne sert à rien. Et, malheureusement, la situation hospitalière actuelle ne permet pas des hospitalisations de confort qui pourtant seraient bien utiles.
  • Je ne sais pas… je suis seule ici…
  • Oui, on m’a dit, nous allons prendre le temps d’y réfléchir. J’ai un peu de temps ce matin. Un détail à régler, et je reviens pour parler avec vous. En attendant, j’ai besoin de comprendre comment cet homme a pu vous retrouver, nous avions donné des consignes. Qui a pu cafter ? Il y avait peu de personnes dans la confidence. Vous avez une idée ?
  • Peut-être…
  • Alors vous me direz… à tout de suite.