Un silence parfait est venu avec la nuit. Tout est en ordre. Enfin !

Tout est en ordre, se répète t-elle en refermant le portail. Elle avance dans la rue dont l’obscurité est percée un instant par l’écran de son portable resté allumé sur le numéro de téléphone qu’elle vient de composer. Dans quelques secondes, l’écran s’éteindra et une autre histoire commencera. 

Mais tout a-t-il vraiment commencé ce matin-là quand Boris est parti ?

Le silence avait suivi son démarrage rageur et elle s’était sentie comme en équilibre sur un pied.

Contre toute logique, elle se voit sortir du salon et faire le tour de la maison. Elle ouvre des portes sans ménagement pour certaines, avec d’infinies précautions pour d’autres. Elle reste immobile dans l’embrasure d’une pièce, elle n’ose troubler l’immobilité de l’air.

Du calme, ma fille, respire…

Pieuses exhortations, son esprit s’emballe.

Elle force son regard à s’attarder sur les objets, mais elle ne parvient pas à se recréer un univers mental rassurant. Au contraire, elle a l’impression que des cendres incandescentes se sont déposées au fond de sa tête, année après année, sans que rien puisse les refroidir.

Elle est maintenant assise près de la fenêtre. Cet endroit de la maison est devenu sa vigie, c’est de là qu’elle voit la voiture de Boris s’éloigner chaque matin et c’est de là qu’elle guette son retour. 

Elle fixe avec attention le petit bois qui s’étend au-delà de la route.

Elle se rappelle le premier jour où elle a découvert avec Boris ce « petit coin de paradis », enfin…c’est ainsi qu’il lui avait présenté l’endroit, à elle, la citadine dans l’âme, elle que la vue d’un brin d’herbe faisait éternuer !

  • Mais si…tu vas adorer. ADO-RER, je t’assure, lui avait-il murmuré.

Elle se souvient de l’avoir regardé et à cause de ce sourire charmeur, de cette mèche de cheveux qui retombe sur son front et fait de chaque regard un clin d’œil, elle n’ose pas lui dire : « et mon travail à 80 km d’ici ? Et mes amis ? Et ma famille ? Tous si loin », elle se contente de se blottir contre lui, sans un mot.

Marianne laisse ses pensées errer. Elle glane au passage quelques images heureuses : le joyeux désordre le jour de l’emménagement, frères et amis réunis ; le premier Noël avec le sapin coupé dans le bois d’à côté ; la découverte des sentiers de randonnée avec Boris et puis comme cette herbe collante qu’elle avait rapportée involontairement de ses promenades, les souvenirs plus sombres s’imposent.

Marianne se lève et elle revient dans le salon, là où tout a commencé, ou peut-être où tout s’est terminé. Les clefs de sa voiture gisent sur le guéridon, à terre, s’est éparpillée la porcelaine brisée de ce qui avait été une coupe peinte de couleurs vives lui rappelant les splendides sculptures de Niki de Saint Phalle. C’était là qu’elle déposait son trousseau quand elle revenait de ses promenades en voiture pendant lesquelles elle roulait des kilomètres, sans but, juste pour éprouver pendant quelques heures un sentiment de liberté.

La voix de son mari résonne et trouble ses pensées.

Celle des mauvais jours

  • Pauvre fille, cette mocheté c’est pas une grosse perte, tu as vraiment des goûts de chiotte !

 Et avant, celle des mauvaises questions.

  • Quand vastu te décider à faire réparer ma voiture ?

« Te décider »…elle avait osé s’adresser à lui avec cette insistance et il s’était énervé.

Il avait saisi la coupe et l’avait violemment jetée au sol, le trousseau de clefs avait glissé sous le meuble et comme elle se baissait pour le ramasser, l’insulte et le coup de pied dans les côtes lui étaient arrivés en même temps. Quand elle s’était relevée après avoir repris son souffle, et avant que la porte claque, elle avait entendu ces derniers mots :

- Fais de la marche à pied, tu perdras tes kilos en trop.  

Marianne se masse machinalement les côtes, elle va chercher la pelle et la balayette dans la cuisine et s’emploie à faire disparaître les traces de « ce mouvement d’humeur ».

  • Tu l’as bien cherché, on est marié depuis combien de temps déjà ? Ah oui, 15 ans…tu dois le savoir qu’il ne faut pas me brusquer le matin.

C’est sans doute ce qu’il va lui dire ce soir quand il rentrera. Il aura même (peut-être) un bouquet de fleurs.

Des roses rouges. Toujours. Rouge comme son amour, dit-il. Rouges comme les coups qui marquent sa peau.

Marianne s’active pour tout remettre en ordre, Boris est un homme d’ordre, et les heures passent, elle va devoir se faire belle car ces soirs-là, il faut être belle. Elle le sait, c’est un rituel qu’elle a toujours respecté au fil des années pour que tout s’arrange, que tout redevienne comme au début.

Elle va se préparer et sans hésitation elle enfile sa robe fourreau noire. Elégante et sobre. Il n’aime pas le flou coloré des tenues de sa jeunesse.

Elle ne s’attarde pas devant le miroir, elle n’aime plus l’image qu’il lui renvoie : une silhouette un peu empâtée et un visage aux traits habités par une constante tristesse.

Il ne tardera pas, aussi s’empresse-t-elle de mettre la table pour le dîner, elle prend soin de disposer correctement la fourchette à gauche, la cuiller et le couteau à droite.

- Comment ? Tu n’as jamais appris à mettre une table ?

Elle a retenu la leçon : la fourchette à gauche…

Et le couteau à droite.

A droite le couteau. A droite.

Elle sursaute en entendant le déclic du portail électrique, la voiture pénètre avec douceur dans le garage, la portière se referme sans bruit.

  • Mais pourquoi tu claques toujours ces fichues portières ?

Et il est là devant elle, des roses dissimulent en partie son visage, des roses rouges.

Rouge comme le sang qui, quelques secondes plus tard, s’échappe de ses doigts crispés sur le couteau que Marianne lui a enfoncé dans l’abdomen.

Un silence parfait est venu avec la nuit. Tout est en ordre désormais. Elle compose le numéro de la gendarmerie et fait quelques pas sur la route.