Qui sera en capacité de m’expliquer d’où surgit cette mystérieuse pulsion qui, au matin du premier jour de ma septième dizaine, me poussa à me hâter vers le rayon papeterie afin d’y faire l’emplette d’un cahier. Et ce cahier ne devait pas être un cahier ordinaire. Tout en lui devait me séduire : le format, l’épaisseur, la reliure, la couverture, le grain du papier. Il devait aussi être dépourvu de lignes. Bref moi qui manifestais si peu d’intérêt, au désespoir de mon épouse, dans le choix de mes chemises, cravates et autres pièces d’habillement, me montrai d’une exigence pointilleuse pour cet achat.

Le cahier enfin élu, je m’empressai de rentrer chez moi afin de me réfugier dans ma mansarde, lieu habituel de prédilection pour mes retrouvailles avec moi-même. Là, dans la chaude odeur du vieux bois de charpente, je m’abîmai dans la contemplation du ciel derrière la lucarne avant de m’autoriser à ouvrir mon cahier à la première page et à inscrire le titre de mon futur et, probablement, unique ouvrage d’apprenti écrivain :

 

La parisienne 

 

Les débuts de ma vie ont été bercés par le roulement des trains circulant à quelques mètres à peine de ma maison et de notre jardinet : trains express de la ligne Metz-Marseille qui filaient sans ralentir à la lisière de notre village haut-marnais de 130 âmes, la débonnaire micheline rouge et beige qui assurait journellement la liaison entre chaque village, tintamarre des wagons de marchandises qui ébranlaient, de jour comme de nuit, notre maisonnette de garde-barrière. Ce vacarme que nombre de nos visiteurs jugeaient assourdissant ne nous perturbait nullement, nous n’en avions plus conscience.

 Garde-barrière, telle était en effet la profession de ma mère tandis que mon père travaillait sur les voies. Du fait de son poste de chef d’équipe, nous bénéficions d’un réel confort, fort rare pour l’époque et donc très envié par la grande majorité des villageois : eau, électricité, salle d’eau, quatre chambres.

Le travail de ma mère consistait, en régime ouvert, à fermer la barrière, en la poussant sur ses rails à l’approche d’un train signalé par une sonnerie stridente ou, en régime fermé, à l’ouvrir à la demande des usagers qui devaient se rendre dans leurs pâtures. Cette manipulation exigeait d’elle une certaine force musculaire car ces barrières métalliques étaient lourdes, rouillées et donc coulissaient mal. En été, il lui fallait être prête à sauter du lit afin de répondre, dès la pointe du jour, à l’appel du paysan pressé de mener son troupeau de vaches au pré ou son attelage de chevaux aux champs. 

Mes camarades de classe enviaient ma situation d’enfant de garde-barrière tant ils trouvaient excitant de vivre à proximité des trains et me concédaient de ce fait le rôle de leader en cour de récréation où je m’attribuais systématiquement la fonction de gendarme et jamais celle de voleur, de mouton sauteur, de maître absolu du ballon.

Mon sac de billes contenait davantage de billes en verre qu’en terre et de calots que la plupart de ceux des copains tant je me surpassais en cette discipline.

Leader en cour de récréation et même champion toutes catégories certes, mais non en classe au grand désespoir de mes parents et de mon maître. Il me fallait couramment me rendre au piquet pour pitreries diverses, défiler devant mes camarades avec mon cahier, raturé ou taché d’encre, suspendu entre mes omoplates, demeurer en retenue le soir pour remettre au propre les exercices de la journée.

Aujourd’hui encore je me souviens à quel point étaient grandes mon amertume et ma rage à entendre, par la fenêtre ouverte, les cris joyeux des élèves libérés qui galopaient autour de l’école avant de se disperser et de regagner leur ferme pour la plupart. En trempant ma plume dans l’encrier tout en suppliant le ciel que ma maudite sergent major ne griffe pas encore le papier, je pensais à tous les bonheurs qui m’échappaient : courir vers la ferme de Jean, y retrouver Dédée la jeune fille de la maison, délivrer la chienne Bergère de sa chaîne et, comme un homme, muni d’un bâton, partir en leur double compagnie chercher le troupeau de vaches laitières dans une pâture située parfois très loin du village.

Quelle fierté, au retour, de discipliner ces énormes bêtes à cornes aux mamelles gonflées de lait, d’adresser un signe énergique aux conducteurs afin qu’ils ralentissent ou même s’arrêtent et, enfin, de diriger chaque animal devant son râtelier, dans l’écurie, lieu de la traite. La traite, opération délicate à laquelle j’avais, depuis peu, obtenu d’être initié. Rosette, la plus calme, la plus douce des normandes m’était spécialement réservée. À califourchon sur mon trépied, le seau en zinc sous sa mamelle avant de m’emparer de deux de ses pis, de les essuyer et de m’exercer à en faire gicler le lait si possible à l’intérieur du seau et non sur mes cuisses encore maigrichonnes, j’étais le plus heureux des garçonnets. 

À tout cela, il me fallait donc renoncer. Tout comme il me fallait, dans la foulée, renoncer au bol de lait crémeux que Jeannette m’aurait immanquablement servi accompagné d’une large tartine beurrée avant que je me précipite dehors afin d’aider Jean à desseller ses juments et René à les conduire à l’abreuvoir, tout en haut du village.

Le jeudi, jour de liberté tant attendu, ma mère avait mille peines à me retenir à ses côtés, dans la cuisine afin que j’accomplisse mes devoirs. Tandis qu’elle préparait le repas, lavait le linge entre deux levers de barrière, je m’échinais sans joie sur les opérations à effectuer, les mots d’orthographe, les conjugaisons et la sempiternelle récitation de la semaine à mémoriser.

 Aussitôt expédiées ces corvées inéluctables, je m’échappais de la maison pour me précipiter chez Jean. Il était souvent trop tard pour le suivre dans les champs, alors j’attendais son retour en me rendant utile, du moins le pensais-je, auprès de Jeannette. Il s’agissait d’apporter la soupe aux truies dont les grognements m’attiraient et m’effrayaient un peu à la fois, de nourrir la basse-cour égayée sur l’énorme tas de fumier trônant devant la ferme et les lapins prisonniers de leurs clapiers. 

À l’époque des foins ou des moissons, je rejoignais toute la famille dans les champs afin de participer à leurs travaux. Rien ne me rendait plus fier que le large sourire de Jean et que son exclamation « Ah voilà enfin de l’aide ! » ainsi que son invitation à partager le contenu de leur panier-repas.

C’est au cours de l’une de ces pauses, au début juillet 1952 alors que j’allais sur ma neuvième année, que Jean m’annonça :

 - Sais-tu que dans une semaine la Parisienne arrive ?  

 J’écarquillai les yeux d’étonnement : 

- La Parisienne, quelle Parisienne ? 

- Ma nièce pardi !

Sa nièce ? Des nièces, je lui en connaissais plusieurs mais elles n’étaient pas parisiennes, elles habitaient toutes les villages alentour. Jamais je n’avais jusque-là entendu parler d’une nièce parisienne. Devant mon air ahuri, tout le monde éclata de rire puis sans plus traîner chacun se leva pour reprendre son râteau et continuer à retourner le foin de cette prairie pentue. 

Je haussai les épaules, peu m’importait après tout la venue de cette demoiselle qui devait ressembler en tous points aux deux jeunes Parisiennes qui venaient, chaque année, passer quelques jours chez leur grand-mère Adèle. Toujours vêtues comme pour un mariage, elles ne se mêlaient pas à nous, se contentaient de nous saluer d’assez loin, d’installer leurs chaises-longues devant leur maison et d’y passer la majeure partie de la journée bien abritées du soleil sous leur grand chapeau de paille. Elles lisaient interminablement. 

Je fus donc bien surpris lorsque quelque temps plus tard, je découvris une fillette inconnue en contemplation devant les cages à lapins. Elle m’expliqua qu’elle était en vacances « chez nonon Jean » pour tout l’été car ses parents étaient en train de déménager.

- Alors tu n’habiteras plus à Paris ? lui demandais-je.

- À Paris ? Je n’ai jamais habité Paris !

- Mais tu vas y aller ? 

- Ben non, quelle idée !

- Jean m’a pourtant dit que tu étais Parisienne.

Je n’avais pas encore compris que Jean attribuait le surnom de Parisiens à tous les citadins et cela avec une certaine ironie tant il était persuadé que le bon sens paysan surpassait largement le mode de pensée des habitants des villes.

Cet été-là, ma supposée Parisienne devint donc une incontournable compagne de jeux et j’éprouvais une indéniable fierté à lui montrer ma supériorité en de multiples domaines en dépit du fait que j’avais deux ans de moins qu’elle et presque deux têtes de moins également.

Je grimpais aux échelles en un temps record, attrapais les souris prises aux pièges et les faisais tournoyer au-dessus de sa tête pour le plaisir de l’entendre hurler, étais apte à traire Rosette alors qu’elle se tenait toujours prudemment plusieurs mètres derrière à la demande expresse de Jean qui ne lui manifestait pas grande confiance dans ses rapports avec les animaux.

Mais le jour où elle se sentit réellement humiliée et où, par voie de conséquence, je triomphai, fut celui où l’on attacha une génisse devant l’écurie afin de lui présenter son prétendant : un magnifique taureau tout disposé à accomplir son devoir de géniteur. Jeannette et Jean, peu désireux d’attirer les foudres de leur belle-sœur, ne l’autorisèrent pas à assister à l’accouplement. Spectacle trop choquant pour une fillette de son âge avait prétendu sa très prévoyante mère lors de ses recommandations. Évidemment, moi je jubilai ouvertement d’être autorisé à contempler la scène.

Pour se venger, ma parisienne fit largement étalage de ses bons résultats scolaires, de sa capacité à lire de vrais livres, de sa toute récente réussite à l’examen d’entrée en sixième, et surtout au fait qu’elle ferait sa scolarité en lycée alors que mes parents n’ambitionnaient pour moi que le certificat d’études afin que je réussisse, comme eux, à « entrer aux chemins de fer ». Néanmoins cela ne lui suffit pas. Vexée au plus haut point, ma camarade de jeux se rendit coupable, à mon égard, de la pire méchanceté : celle de me ridiculiser à mes propres yeux.

Le pré jouxtant la ferme était ceint d’un mur en pierres plates d’une hauteur d’environ un mètre et demi. Elle réussit à me persuader que si je voulais prendre mon envol, il me suffirait de me jucher sur ce mur, de fermer les yeux et d’ouvrir la bouche et de battre des bras tenus à l’horizontale. À ce moment-là, elle déposerait sur ma langue une substance magique qui me permettrait de voler.

Sans méfiance aucune, j’accomplis le rite nécessaire à ma transformation en oiseau : je m’accroupis sur mon perchoir, fermai fort les yeux, ouvrit grand la bouche, tirai la langue, agitai mes bras tandis qu’elle, juchée sur un vieil escabeau, se livrait à un simulacre de communion. Une brûlure intense se répandit aussitôt sur ma langue, dans ma gorge, dans mon nez, je me mis à tousser, pleurer, à tousser et pleurer encore tandis que la gredine s’enfuyait en riant aux éclats.

Ravalant mon humiliation, je préférai ne pas aller me plaindre auprès des adultes sachant que j’attirerais davantage de moqueries que de consolations. Durant les quelques jours qui nous séparaient de la fin de son séjour et donc de la rentrée des classes, je fis semblant de l’ignorer et m’organisai pour ne pas avoir à lui dire adieu.

Cependant au-delà de ma rancune enfantine, aujourd’hui encore, je reste persuadé que je dois à la Parisienne ma réussite professionnelle. Dès la rentrée, mon comportement scolaire changea radicalement : de joyeux cancre, je devins un élève studieux, avide de réussir moi aussi à entrer en sixième afin de poursuivre des études. Je ne renonçai pas à entrer aux chemins de fer ainsi que le souhaitaient mes parents mais non pour travailler sur les voies mais en tant qu’ingénieur dont la carrière se terminerait dans la capitale. C’est ainsi que je devins un véritable Parisien. Un Parisien qui demeura sa vie durant très méfiant dans ses rapports avec la gent féminine. 

 

 

Sept années plus tard, amené à reconsidérer mes conditions de logement, j’entreprends un tri approfondi du contenu des tiroirs de mon bureau. J’y retrouve ce cahier commencé dans l’ardeur de mes débuts dans l’écriture. Ardeur qui s’éteignit durant de longues périodes puis reprit pour s’assoupir à nouveau avant de reprendre. 

Ce soir, je viens de relire, avec une émotion certaine, les quatre premières pages, toujours convaincu que la Parisienne ou plutôt la perfidie de la Parisienne eut un impact considérable sur ma vie. 

 

Je relis aussi une citation d’Alain Rémond extraite de :

 « Je marche au bras du temps »

« Un récit c’est interroger une énigme. C’est un face à face avec celui qu’on croit être devenu. Qu’on croit avoir été. Un récit c’est écrire pour savoir qui l’on est. »

 

Citation que j’ai placée en dernière page de mon essai d’écriture.

Alors la question que je me pose ce soir est celle-ci :

L’écriture m’a-t-elle permis de savoir qui je suis ?