Deux semaines qu’ils ne se sont pas vus. Quand Armelle est revenue de Finlande, Philibert était déjà parti, en secret, pour Moscou. « Comme un voleur … et comme un gougeat », elle a pensé, quand elle a lu le mot qu’il lui avait laissé : « Désolé Armelle, je reprends ma liberté. N’essaie pas de comprendre, n’essaie pas de me joindre. Je pars loin. » 

Ce que n’a pas prévu Philibert, c’est qu’elle ne va pas le lâcher si vite. Pas difficile de dater son départ : le boulanger l‘a vu passer avec armes et bagages deux jours plus tôt. Et pas difficile de deviner où : il suffit de regarder l’historique des sites Internet qu’il a consultés.Non, le Transsibérien ! Il ne va pas disparaitre de ma vie comme ça, il me connait mal. Mais qu’est-ce qu’il a donc trafiqué pour pouvoir se payer un voyage pareil ?

Le rattraper en Sibérie sur la ligne de train ne fait pas peur à Armelle. Ni une ni deux, elle prend un vol aller simple pour Novossibirsk où elle le rejoindra.

Dans l’avion, bien calée sur son siège de classe économique, elle caresse un petit sac en tissu velouté qui contient des herbes médicinales qu’elle a découvertes en Finlande.

Dans le Transsibérien, bien calé sur son siège de première classe, Philibert l’imagine furieuse. Il n’a pas eu le courage d’attendre qu’elle revienne de Finlande — la veinarde, elle était partie tourner un documentaire sur les plantes sauvages. Un boulot passionnant. Pas comme le sien, architecte-paysager, un boulot qui a épuisé ses espoirs, où il rame pour décrocher des contrats ! Mais à présent il est loin d’elle, il a eu le cran de tout quitter pour aller vers la vie, loin des mauvais pronostics de son toubib. Il n’aurait pu supporter longtemps les incessants monologues d’Armelle, ses histoires de reportages, les nouvelles plantes sauvages qu'elle avait découvertes, tous les gens qu'elle avait rencontrés, le détail de ses nouveaux projets, l’attention qu’elle réclamait en permanence. Et le ton professoral avec lequel elle ramenait toujours sa science. Son voyage lui semble déjà avoir duré une éternité ! Comme l’immensité de la taïga. Il songe à son train arrivant à quai, quatre jours plus tôt, à la gare de Iaroslavl à Moscou. Il s’était rappelé la formule de Tchekhov quand, de retour des confins du continent, il y a plus d’un siècle, il avait eu ces mots : "Voir la Sibérie et ne plus craindre de mourir". La phrase lui plaisait. Des voyageurs nerveux l’avaient bousculé, il avait dû rajuster sa casquette gavroche et ses lunettes rétro au milieu de la foule massée, impatiente, qu’il dominait d’une bonne tête.

A l'arrivée en gare de Novossibirsk, comme à chaque arrêt important du Transsibérien, la provodnitsa— tout à la fois chef de wagon et femme de bord — a déclenché la sortie des marchepieds. Une sorte de cérémonial qui montre aux voyageurs qui est le maître à bord et incidemment qu'on est autorisé à sortir sur le quai. Philibert est descendu acheter des provisions auprès des marchands ambulants qui proposent leurs plats et leurs pâtisseries maison. Lorsqu’une silhouette attire son attention … est-ce possible ? Non, ça ne peut pas être Armelle, ici en pleine Sibérie ! Instinctivement il se cache derrière le chariot d'un vendeur et se rend à l'évidence que c’est bien elle qui monte dans sontrain, dans le wagon d'à côté ! Tout de suite c’est la boule au ventre, il a envie de prendre ses affaires et de fuir, de se prendre un hôtel en ville et de monter dans le prochain train mais il sait qu'il n'en a pas le temps, on a déjà appelé les voyageurs à regagner le train. Lui qui croyait en avoir fini avec elle. Une vraie glu cette Armelle ! Les cinq numéros gagnants, bien sûr elle a dû l’apprendre, elle est venue pour ça. Le coup ressenti quand il avait vu le tirage du loto : le sang qui fait dix tours, les idées qui s’entrechoquent, l’espoir qui émerge soudain de l’eau, le soleil qui éclaire le front, la douce caresse de l’air sur le visage, le cœur qui s’affole.

À part quelques euros ils n’avaient jamais rien gagné et elle ne se préoccupait même plus des résultats.  Elle avait tellement insisté pour qu’il joue. Pourtant pas dans ses principes les jeux, mais en fait une chance inespérée ! Dans la galère financière, sans le loto il serait encore coincé chez elle dans une vie de couple qu’il avait acceptée à reculons.

Philibert s'attend à la voir apparaitre d'un instant à l'autre. Il essaie de se calmer en regardant défiler la taïga, alternance infinie de conifères et de bouleaux, les arbres sont si près qu'on pourrait presque les toucher. Mais la magie n'opère plus, il ne ressent plus l'enivrante impression de solitude qui le transportait. Armelle ne met pas longtemps à parcourir les wagons de première et à le trouver, le front écrasé contre la vitre du couloir.

 

« Philibert ça suffit maintenant, arrête de fuir. Regarde-moi, je ne suis pas venue jusqu'ici pour que tu me tournes le dos.

Il se retourne avec une lenteur de pachyderme, redresse la tête et lui fait face.

— Mais comment as-tu pu Armelle ? Me suivre jusqu'ici ! Tu m'étouffes. »

Sans cesse ils sont dérangés par les passagers qui viennent chercher de l'eau bouillante au samovar collectif.

— Non mais, tu te rends compte de ce que tu m’as fait ? Tu es vraiment dégueulasse, disparaître du jour au lendemain en me laissant un vulgaire bout de papier : Monsieur reprend sa liberté.Monsieur l’anarchiste.Et N’essaie pas de comprendre.Mais tu te fous de moi ! On a vécu 6 mois ensemble. J’ai droit à une explication.

— Bon, oui, une explication, je t’en donnerai une. Mais tu n’es pas un peu folle de me poursuivre comme ça. Tu m'inquiètes, tu sais. »

Leurs regards se croisent sans se mêler. Il la regarde intensément, cherchant à décrypter la raison réelle de sa présence. Elle reprend sa charge, plus directe : « Et d'abord comment as-tu pu te payer un voyage aussi cher, en plus en 1èreclasse ... ? »

 

Mal à l’aise, Philibert envoie sa main droite en l’air pour dire stop, marre de ton interrogatoireet puis il cherche à s’esquiver, se dirige vers l’extrémité du couloir avec en tête l’idée de traverser les wagons de 3èmeet 4èmeclasse où, c’est sûr, elle ne le suivra pas, vu l'atmosphère enfumée et la pestilence qui y règnent après 4 jours de voyage — odeurs de gras et de transpiration. Mais il doit enjamber un type éméché et Armelle, qui lui colle aux basques, le rattrape.

« Ah, c’est ça, avoue ! Tu as gagné et tu t'es tiré avec la tune, c'est ça hein ? Tu es vraiment dégueulasse.

— Toi, avoue que tu es venue juste pour ça. Tu l’as su !

— Alors là, pas du tout, tu te trompes je suis venue avec les meilleures intentions du monde, et là tu m'apprends quoi ? Que tu m'as trahi deux fois.  Ah il est beau l'honnête, le pur, l'irréprochable anarchiste ! J’étais venue — je vais tout te dire — pour t'aider. Tu ne le sais pas mais …

— Non, je ne te crois pas Armelle, tu es aussi malhonnête que moi dans ton genre. Et oui, je ne peux pas rester avec une femme plus de 6 mois, je t'avais prévenue et puis je devenais trop dépendant de toi, l'horreur pour moi ! Et puis j’allais devenir un poids pour toi …

— Philibert je tiens à toi, vraiment. C'est notre dernière chance de vivre quelque chose ensemble. Si tu ne la saisis pas, je ne donne pas cher de ta peau, tu ne sais pas ce que tu risques. » Elle a en tête la lettre de l'Institut Curiequ’elle a trouvée dans la boîte aux lettres à son retour. Elle l’avait ouverte, ça la regardait bien aussi, non ?

 « … le résultat de vos analyses a révélé un déficit important en leucocytes qui nécessite un traitement urgent et votre hospitalisation rapide.... ». 

En clair il avait une leucémie !  Et il avait pris le large sans savoir qu’il était malade, croyait-elle.

— On dirait que tu me menaces, arrête ! On va s’en tenir là et se séparer bien sagement et passer chacun la soirée de notre côté. OK ? » Son visage transpire, il a envie de se reposer.

 

Rejoignant le wagon-restaurant il retrouve le russe, avec qui il partage son compartiment, qui s'affaire pour fêter la fin de son voyage demain matin, à l'arrivée au lac Baïkal. Philibert sait que, tout à l’heure, la vodka va remplacer le thé dans les verres. Il sait aussi qu’il ne tiendra pas la soirée, il est trop fatigué. Il s’endormira vite dans le brouhaha ambiant et malgré les voix de basse puissantes qui monteront des vapeurs d’alcool pour se dissoudre dans l’air enfumé et surchauffé. 

Le lendemain il se réveille avec des douleurs aux articulations plus intenses, il sait bien que ce n'est pas l'effet de l'alcool, le toubib l’avait prévenu. Son voisin russe le quitte, il se retrouve seul. Et comme il s’en doutait, Armelle arrive avec ses bagages pour s’installer à côté de lui. Cette fois ça ne l’offusque pas, il est même content de ne pas être seul, mais sans le lui montrer. Et puis elle semble lui vouloir du bien, elle lui prépare une infusion avec ses herbes et de l’eau bouillante qu’elle est allée prendre au samovar.

« Tiens, bois, ça te soulagera. 

— Tu es sûre ? 

— J’ai rapporté des plantes extraordinaires de Finlande et des extraits liquides aussi que m’a donné un vieil ermite qui vit dans une cabane au bord de la Mer Blanche. Elles peuvent apaiser beaucoup de maux. Mais attention elles peuvent aussi être mortelles à forte dose. »

Comme il a mal, il boit la mixture et s'assoupit une bonne heure. Armelle comprend qu'il vit les premiers symptômes de la maladie. Le lendemain matin, il est dans le même état. Elle lui refait une infusion de ses herbes miracles en remarquant qu’il accepte volontiers. Il accueille maintenant ses gestes attentifs sans les repousser. 

Elle a envie de lui faire plaisir et de le faire rêver : « Je ne t’ai pas tout dit, j'ai eu carte blanche pour aller faire un reportage au bout du monde, style Ushuaïasur les plantes sauvages. Je pense qu'on va faire une super équipe ensemble. C’est pour ça que je suis venue te rejoindre. »

 

« L'Amour ! On arrive au bord de l'Amour dans 30 mn ! Préparez-vous », crie à tue-tête la provodnitsa dans le wagon. Et tout le monde de se précipiter aux fenêtres pour voir le fleuve mythique. Philibert en profite pour subtiliser un flacon du sac d’Armelle.

Le lendemain, au terminus de Vladivostok il se sent cotonneux, mais ses douleurs se sont dissipées et il accepte la proposition d'Armelle de s'embarquer avec elle dans un périple le long de l'océan. Il est d'accord avec tout, il paiera tout, déplacements er hébergement. Il se prête avec allégresse à toutes ses demandes. Quand il a assez d’énergie il l’accompagne sur le terrain pour préparer ses futures prises de vue. Bien que très diminué il est heureux d’être ici au bout du monde. C’est ce qu’il recherchait. Mais après une semaine son état a empiré au point qu’il ne peut plus trainer sa grande carcasse sur les chemins. 

Dans l’auberge où il se repose sur la côte battue par les vents, il contemple l’océan depuis son lit en rêvant à l’immensité sibérienne et aux rives de l'Amour.Il ne craint plus de mourir. Il prépare lui-même sa dernière infusion et va s’allonger, un flacon serré dans sa main.

 

FIN

 

Alban Politi – Novembre 2018