En pénétrant dans le sous-bois, elle perçut l’arôme dégagé par la végétation chauffée par le soleil, une odeur de pâte à pain.

Cette sensation lui ouvrit un univers onirique, c’était l’été chez ses grands-parents elle était enfant et tous les espoirs étaient permis. Chaque semaine se reproduisait le cérémonial que tous attendaient, la pâte gonflant dans la maie jusqu'à en soulever le couvercle, symbole de la vie.

***

Ce matin elle a craqué, là, sous l’Abribus, au milieu de ses collègues alors qu’elles attendaient la navette de l’usine, elle ne sait pourquoi d’un seul coup elle a disparu dans un trou, son monde s’est désintégré.

Elle n’a pas pu attendre une minute de plus ayant le pressentiment qu’il ne fallait pas qu’elle se laisse attirer dans la nasse qu’elle sentait là sous la surface et qui se refermait sur elle tel un sarcophage.

Elle avait senti que sa tête commençait à ressembler à une lessiveuse avec au centre, les œufs de la casserole du petit déjeuner noyé dans le bouillonnement. Puis des lames humides avaient glissé effaçant sourire et univers.

Combien de temps tiendrait elle encore dans ce monde dont les gallinacés étaient les rois ?

Aux jours où elle n’avait pas perdu son sens de l’humour, elles pariaient entre elles sur les productions à venir pendant le trajet de la navette.

Qu’est que ce sera cette semaine poulet, canard, ou dinde ?

Celle qui donnait la bonne réponse se voyant offrir ses cafés de la semaine.

Mois après mois elles avaient ressenti l’impression qu’elle faisait du stop au bord du néant, une autoroute à volailles, sur laquelle personne ne s’arrêtait jamais.

Des ribambelles de girls défilaient devant ses yeux abrutis. Son travail simple au demeurant consistait à tendre les mains pour se saisir d’une de ces belles allumeuses qui s’affichait cuisses ouvertes et jabot arrogant. Une sorte d’esclavage au service de ces animaux exigeants.

Jamais fatigué, Moloch maintenait une cadence infernale et morbide permettant de les abrutir en douceur pour effacer le temps. Le tout sur fond de musique sérielle conjonction du ronronnement des moteurs, des cliquetis de crochets et grincements des tapis roulants.

Juste avant d’arriver à son poste d’Hollywood boulevard et son Walk of Fame la chaine plongeait les belles dénudées dans un bain de paraffine épilatoire dont elles en ressortaient blanches et refroidies par une violente soufflerie.

À leur poste, les petites mains devant alors délivrer les petits corps dodus de leur linceul blafard.

Fendre la coque durcie d’un coup sec, arracher les deux parties de la coque pour délivrer les corps lisses de toute pilosité.

Elle s’imaginait ouvrant l’armure d’un chevalier ou le caraco d’une gente Dame, mais le rêve s’arrêtait là. Quand elle contemplait les pattes de pangolin qui officiaient, malgré les gants, la paraffine chaude rongeait les chairs constellant mains et poignets de marques brunes tandis que les ongles s’arrondissaient comme les griffes du mammifère.

Elle n’avait que vingt ans, mais pouvait déjà prédire ce que serait son aspect physique quand elle en aurait trente, quarante ou cinquante, voire plus, rien, qu’en observant ses consœurs de galère. 

Au moins quand elles se bringuebalaient par les chemins en partance pour l’ile de Ré les chaines de bagnards étaient-elles à l’air libre. 

Elle contemplait ses consœurs, pliées en avant, courges ridées pour les plus jeunes qui en vieillissant arboraient des regards perdus et des faces de gargouilles aux rictus inquiétants.

Rien, elle n’imaginait rien, n’attendait rien, aucun espace aucun interstice par lequel espérer s’échapper, se glisser pour fuir hors de ce huis clos dantesque et espérer enfin une autre destinée.

***

Elle entendit les cris des hommes, les aboiements des chiens, sans les avoir rencontrés, il devait s’être produit une évasion. La traque était lancée et malheur à celle qui, étant parvenue à s‘enfuir, serait rattrapée.

Elle ne comprenait pas bien les messages contradictoires qu’elle recevait ; d’une part ces bruits inquiétants et brutaux et d’autre part cette douceur de vivre qu’elle ressentait au travers des parfums s’exhalant du sous-bois.

Après elle ne sait plus, juste le souvenir d’avoir boulé comme un levraut dans l’herbe folle. Peut-être s’était-elle seulement endormie dans les fougères pour se réveiller dans les entrailles du monde, affalée dans les viscères de poulet.

Peut-être était-elle morte, se souvenant juste d’avoir entendu un claquement brutal puis un choc dans l’épaule et le côté de la tête.

Aveuglée par un voile opaque, ce qu’elle perçoit ne ressemble en rien aux voix des responsables de chaîne, ce serait plutôt des onomatopées douces et mélodieuses.

La forêt devait être peuplée d’elfes sylvains et autres gnomes dont elle perçoit la présence bienveillante et attentionnée.

Un matin une voix aux fortes sonorités d’ursidé l’a attirée à la surface de la mare où elle tournicotait comme un têtard affamé. Elle expliquait doctement à une troupe piétinante qu’abattue par erreur par un chasseur l’ayant pris pour un gibier la jeune femme ici présente avait bien peu de chance de récupérer totalement ses fonctionnalités antérieures. S’en était suivie la liste des muscles déchiquetés qu’il avait dû retravailler : épineux, deltoïde, sous scapulaire trapèze et rhomboïde. Elle croyait entendre parler le boucher de son supermarché pour un bon pot-au-feu : jarret, macreuse et plat de côtes et j’ajoute un peu de joue pour la tendresse.

Qu’en savait-il, lui, de ses capacités, je te demande un peu, elle était championne en ligne d’épluchage de poulet, extirpant chaque bête de sa gangue en dix-sept secondes…alors un, ça te la boucle !

Puis elle a commencé à pleurer percevant tout à coup le ridicule de la situation, qui pourrait bien s’intéresser à une championne d’extraction de dinde je vous demande un peu, imaginez la belle aubaine !

Certains diraient ça m’a poussé au c.. ou flanqué un grand coup de pied au même endroit, d’autres plus raffinés annonceraient que cette affaire les a boustés.

Voire qu’ils ou elles ont éprouvé le besoin de se reprendre en main ou de tenter de se réapproprier le contrôle de leur vie.

La réflexion du chirurgien promenant sa cour lui avait couru sur l’occiput et elle n’entendait pas en rester là, et là c’était retourner au poulailler !

Pourtant il n’avait pas tort le brave homme après moult opérations elle avait été déclarée apte à sortir mais inapte à retourner à son poste de travail. Elle avait perdu une partie de l’usage de son bras droit ne pouvant plus désormais le lever au-dessus de l’épaule. Déjà qu’elle n’était pas très musclée, les plombs lui avaient transformé le dos en steak tartare, terminé pour elle des décrochages de girls sur Hollywood boulevard.

Nanti d’un petit pactole versé par les assureurs de la société de chasse et d’une allocation pour handicap partiel elle regarde désormais l’avenir comme un arc-en-ciel.

Surtout ne lui dites pas : Tu en as de la chance ma poule je ne présume pas du résultat !!!