Elle saute comme un bouchon de champagne, sa joie explose en milles petites bulles pétillantes. Les portes s'ouvrent grand devant elle, les portes du paradis sur terre, les portes du futur, de l'avenir. Le permis de conduire, ça y est ! Elle tient sa feuille rose dans la main.

Il y a huit jours, elle était reçue au Bac ! Fini le bahut ! Fini l'internat ! Fini l'uniforme : socquettes blanches, jupes plissées bleu marine, corsage blanc et surtout le béret.

Sept ans de pension, maintenant que c'est terminé, elle a le sentiment de sortir de l'enfer. Pendant sept ans, elle ne pensait qu'à travailler, qu'avoir une bonne note, ne pas se faire coller, ne pas se faire remarquer, passer inaperçue, se taire, se plier aux règles qu'elle jugeait pourtant absurdes.

 

Maintenant, c'est son premier emploi, monitrice de colonie de vacances avec des enfants handicapés. Lors de son entretien avec le directeur, elle s'était trouvée désemparée, gauche, complètement nulle. C'était un Monsieur approchant la cinquantaine. Elle imaginait les directeurs en costume cravate ! Mais, pour lui, le complet veston c'est vraiment quand il ne peut pas faire autrement. Toujours réchauffé, il préfère le short malgré ses mollets en ventre de lapin. Chez lui, aucun souci d'être élégant ou distingué, pas très grand, plutôt enrobé, avec un ventre rebondissant qui déborde au-dessus de la ceinture, un visage carré, les cheveux raides qui poussent droit en forme de casquette, des joues flasques et des yeux noirs, elle avait dû réprimer une envie de rire. Il lui a dit qu’il fallait l'appeler Couleuvre, alors elle disait « oui Monsieur Couleuvre, non Monsieur Couleuvre » ce qui déclenchait un grand rire profond en saccade qui la tétanisait. Timidement, elle avait reconnu n'avoir aucune expérience professionnelle, aucun diplôme. Elle ne pensait pas, mais vraiment pas que sa candidature pouvait être retenue. En fait, pour lui, les diplômes ne sont pas un critère de compétence, au contraire, il préfère s'entourer de novices le moins formatés possible. Il veut imprimer sa marque. Un bon professionnel pour lui c'est avant tout un bon vivant, original, créatif, plutôt artiste et qui est capable d'humour. Il s'appelait couleuvre car il savait très habilement glisser, ramper ou se faufiler pour franchir ces barrières du convenable et faire sortir la substantifique moelle cachée dans chacun de nous.  

 

La colonie est une ancienne ferme isolée, située sur une colline au-dessus d'un village. Au bout du chemin, une grande maison en pierres apparaît comme un havre rassurant, solide et rude. On entre directement dans une grande salle, c'est là que l'on accueille les visiteurs et là que les moniteurs se retrouvent pour échanger sur leur journée ou préparer les activités ou les veillées. Les murs épais assurent une fraicheur constante. Deux petites fenêtres laissent passer une lumière tamisée, au centre une longue table en bois massif, et des bancs, en face, au centre du grand mur une grande cheminée, sur le coté des étagères avec livres ou revues, et un coffre où est stocké le matériel pour des activités, des jeux. Rien de superflu, aucun confort qui inciterait à la mollesse, la sobriété invitait à toutes les fantaisies. De chaque côté de l'allée, une prairie offre un espace pour les jeux. Elle est bordée par des arbres, grands éventails qui assurent une ombre fraiche et la caresse d'une brise légère. L'hiver avec leurs grands bras dépouillés ils semblent des sentinelles protégeant la maison.  

 

Située loin de tout, dans un petit village du Massif Central, pour ce petit job de vacances, il lui fallait une voiture. C'était indispensable. Ainsi elle a su convaincre ses parents de lui laisser la 2CV. Promis ! Elle serait prudente, elle ne conduirait pas trop vite.

 

Après une semaine de travail, c'est sa première journée de congé, elles sont trois. Couleuvre déclare

  • Les jours de congés ce n'est pas pour se reposer. Allez, toutes les trois, ne restez pas là. Le Massif Central c'est magnifique, allez visiter.

Il leur a programmé un circuit au plomb du Cantal, il a fait préparer des sandwichs par la cuisine et il pousse les trois monitrices en repos à partir.

Il fait beau, en deux-chevaux décapotable, elles sont bien décidées à profiter de cette journée de vacances. Au volant, elle éprouve un sentiment de liberté total, grisant. De plus en plus sure d'elle, elle adopte une conduite sportive et s'amuse sur ces petites routes sinueuses qui montent raides vers le sommet. Le pied à fond sur l’accélérateur malgré les virages qui font basculer la voiture de droite à gauche. Elle n'hésite pas à doubler dès que c'est possible. Elles chantent, elles rient, mais tout à coup un énorme nuage de fumée s'échappe du capot. Arrêt obligatoire, elles sautent rapidement hors de la voiture, mine dépitée. En mécanique elles ne connaissent rien. Quelques minutes après, une voiture qu'elle avait doublé dans la côte s'arrête : « Bès ! Vous rouliez bien trop vite. » Sur ces paroles pas trop réconfortantes la voiture repart, les laissant à leur sort. Elles tournent en rond sans trop savoir que faire. Finalement, elle remonte dans la voiture, elle tente de mettre le contact, la voiture démarre et elles peuvent continuer leur route. Prudemment.