Les problèmes côté restaurant étant en voie de résolution, car évidemment, il n’était pas question que j’accepte ce que m’avait demandé An Binh, cela me libérait l’esprit et je pourrais me consacrer aux autres dossiers en retard.

Je me devais de dégager un peu de temps pour reprendre la quête des enfants, j’en avais un peu perdu le fil ces dernières semaines. Bien que je ne me sois pas contenté de laisser cette affaire en suspens, depuis que j’avais récupéré l’adresse de la lionne, elle était suivie tous les soirs dès sa sortie de l’école. Par qui, vous ne le devinerez jamais, par la jeune prostituée que j’avais invitée à monter se doucher à mon appartement.

Cette femme possédait le don de se rendre quasiment invisible dans le décor des rues de Paris, police oblige, elle s’était intégrée naturellement à l’équipage du radeau. C’était arrivé un soir où il pleuvait à verse, la découvrant trempée sous un porche près de chez moi, je lui avais proposé de venir manger chaud. Le contact s’était immédiatement établi entre elle et les femmes de la maison. Inutile d’ajouter qu’avec les hommes aussi, c’est une évidence, mais il faut préciser qu’ils ne l’impressionnaient pas plus que cela. Elle n’était pas du genre à se démonter, depuis elle était souvent là, aidant à la plonge ou au service.

Quand je lui ai expliqué que j’avais besoin d’elle pour un travail particulier, elle a commencé par me regarder d’un œil suspicieux. Pour les femmes, qui sont dans la rue, un homme qui place une femme sous surveillance ne peut ruminer de bonnes intentions.

J’ai donc entrepris de lui raconter toute l’affaire de la disparition des petits Argentins et alors là, tout a changé, elle a accepté de m’aider et depuis se montre zélée et efficace. 

Tous les matins après la rentrée des classes et alors que la lionne est localisée, elle vient nous rendre compte de ses filoches de la nuit et boire un café avant d’aller dormir, dans ses comptes rendus elle est d’une précision étonnante à propos de ce qu’elle a observé.

Plus intéressant encore dans une affaire de ce type, elle semble posséder un sixième sens qui lui permet de repérer les situations sortant de l’ordinaire. 

Ainsi, après avoir assisté à une rencontre des protagonistes Argentins dans la brasserie de la porte Maillot, celle qui leur sert de quartier général de soirée. Elle a annoncé et devant notre air sceptique nous a fait la démonstration, que notre analyse n’était peut-être pas la bonne, pour elle ce n’était certainement pas la lionne qui détenait les enfants. 

Elle n’était pas certaine non plus que ces rencontres ne soient pas qu’une mise scène, une sorte de leurre. Une équipe qui a monté un coup pareil ne s’expose pas ainsi. Ils doivent avoir une idée, dit-elle et cette idée pourrait bien être d’appâter et de repérer ceux qui les pourchassaient. Nous, ou les tueurs venus d’Amérique du sud, les deux certainement.

De petits déjeuners en petits déjeuners, nous avons commencé à nous forger une tout autre idée de l’affaire. Si son analyse était la bonne, il allait falloir d’urgence redoubler de précaution, elle ne pouvait rester seule en face de ces gens-là pour effectuer la filature des protagonistes.

C’était trop dangereux, nous savions que nos adversaires n’hésiteraient pas à tuer. Pour ce qui est des ravisseurs, nous ne savions rien de leur détermination et il n’était pas question de conduire une action qui, à terme, pouvait mettre la vie des enfants en péril, tant est qu’ils soient toujours vivants.

Entre-temps j’étais retourné à Saint-Louis pour rencontrer Mo et lui parler de mon idée de renflouer le restaurant avec l’argent de la vente du tableau.

Comme lors de ma première visite, j’avais affuté mes arguments tout au long du trajet, j’étais persuadé qu’il ne pourrait pas refuser ma proposition. J’avais compris les arguments d’An Binh, il n’était plus question que je donne cet argent à fonds perdu, je demandais qu’ils m’acceptent comme troisième actionnaire. Je mettrais mon argent dans l’affaire et en contrepartie ils me donnaient des parts. Mon idée me paraissait imparable, il fallait que la solution soit adoptée rapidement faute de quoi il ne resterait plus rien à sauver.

Comme lors de mes visites précédentes, le service était lugubre, je savais que l'on y fait des miracles et que s’y livrent de terribles batailles, mais l’ambiance qui y régnait ne me paraissait pas de nature à permettre aux malades de franchir ce cap de la maladie.

J’ai rencontré une infirmière avec qui j’avais longuement discuté lors de ma dernière visite et je l’abordais sourire aux lèvres.

  • Alors notre malade se porte mieux, c’est une bonne nouvelle.

À la façon dont elle a levé les sourcils, j’ai compris que mon propos ne correspondait pas à la réalité.

  • Qui vous a raconté cela ?

Je n’ai pas voulu que mes propos mettent en cause An, aussi me suis-je contenté de secouer la tête.

  • Vous savez ce que c’est, on espère tellement la rémission salvatrice que toutes les méthodes pour se convaincre que l’on va vous apprendre une bonne nouvelle sont bonnes à prendre.

Cette fois ce fut à elle de secouer la tête, on sentait qu’elle était attendue ailleurs, mais qu’elle allait prendre sur elle de me consacrer un peu de temps.

  • Je n’ai pas dit qu’il allait plus mal, il répond positivement au traitement et ne semble pas avoir de métastases. Il ne parle toujours pas en raison des sondes qu’on lui a glissées dans la gorge. Mais s’il est éveillé il pourra vous faire signe oui ou non en secouant la tête, c’est ainsi que nous communiquons avec lui. 

Je n’étais plus très sûr de vouloir aller le rencontrer, je risquais de le fatiguer alors qu’il n’était pas en état de me répondre et peut-être serait-il incapable de comprendre mon charabia économique. L’infirmière a senti mon désarroi, - Je comprends que vous hésitiez à aller le voir, vous avez peur qu’il ne vous file le bourdon, c’est vrai que c’est une possibilité, mais il a besoin de vous et de tous ceux qui passent lui rendre une visite.

J’ai dû rougir, car elle a légèrement détourné le regard en me tapotant l’épaule.

  • Allez le rencontrer et vous sortirez plus fort, croyez en mon expérience.

C’était la seconde fois qu’une femme m’aidait à franchir ce pas décisif, il allait falloir que je parvienne à me reprendre.

En entrant dans la chambre je trouvais An Binh assis à la tête du lit parlant doucement à Mo qui, bien que les yeux fermés, secouait la tête en signe d’assentiment.

  • Je savais que tu viendrais ce matin, après notre discussion d’hier au soir, je me suis permis de prendre les devants et de venir expliquer à Mo ce que tu envisageais d’entreprendre pour sauver notre pauvre havre de paix.

Mo avait posé la main sur celle d’An qui pleurait doucement, j’ai préféré me taire et attendre. Il faisait chaud, l’odeur fade et tenace de cette chambre d’hôpital me portait au cœur. Pour la première fois, j’ai pensé que si la situation n’évoluait pas dans les deux secondes à suivre, j’allais me retrouver le nez sur le Balatum.

An Binh a secoué la tête, j’ai perçu que l’on allait aborder les sujets cruciaux.

  • J’ai énoncé ton plan à Mo, il est d’accord avec moi et me soutient pleinement, il ne veut pas de ton argent, c’est ton Assurance vie. Nous finirons bien par trouver une solution à notre problème, ce n’est pas la première fois que nous nous y confrontons.

Je ne savais pas comment leur présenter ma nouvelle idée.

Une infirmière est entrée, elle nous a priés de sortir un moment, elle devait faire une injection à son patient. Nous nous sommes retrouvés dans le couloir silencieux osant à peine nous parler, An continuait de pleurer doucement, j’ai mis mon bras autour de ses épaules et je l’ai serrée contre moi. Elle était si menue que je la sentais à peine.

  • Pleure si cela te soulage, mais je suis persuadé qu’il s’en sortira, il a connu tant de galères dans sa vie qu’il s’est forgé une âme de guerrier.

Je m’étais laissé emporter par mon propos mais étonnamment cela l’a apaisée aussi j’ai continué de parler, lui expliquant ma nouvelle idée pour le renflouement de notre resto, mais elle ne m’a pas répondu.

  • Vous pouvez entrer, mais pas trop longtemps, ses piqûres le fatiguent énormément.

Nous avons regagné la chambre mais le contact avec Mo était rompu, il dormait, respirant bruyamment bouche ouverte, on aurait pu croire qu’il était à l’agonie.

Nous sommes rentrés en silence, la mise en place pour le diner nous attendait.

Nous n’avons eu qu’une dizaine de clients, à vingt-deux heures trente, An Binh m’a dit que je pouvais partir.

  • Tu sais j’ai parfaitement entendu ce que tu m’as raconté à l’hôpital, c’est gentil de ta part, je vais y réfléchir.

La nuit était lumineuse je suis parti à pied reprenant mes vieilles lunes d’antan, j’ai réfléchi, Porte Maillot, la Rhumerie, non pas d’alcoolisation ce soir j’avais besoin de garder l’esprit clair.

La lumière s’est produite dans mon esprit je me suis mis en marche pour une longue déambulation dans la ville qui commençait à s’endormir.