Le soleil a disparu depuis plus de deux heures, une brume légère envahit la vallée tandis que la fraîcheur de cette fin septembre gagne le sommet du plateau. Les messieurs, petits fours et coupes de champagne à la main, nullement incommodés, semble-t-il,  par la baisse de la température, poursuivent leurs discussions animées alors que les dames trop légèrement vêtues, abandonnent une à une, l’immense buffet dressé sous les mûriers afin de se réfugier le long de la façade dont les briques roses restituent encore un semblant de tiédeur.

La longue écharpe en soie que Sylvie est allée prendre dans la voiture ne parvient pas à la réchauffer. Elle frissonne tandis que ses amies, Sarah, Julie et Lise, toutes, comme elle-même,  compagnes ou épouses de praticiens hospitaliers au CHU de Toulouse, entretiennent une conversation animée avec la mariée autour des bienfaits de leur dernière thalasso ainsi que des prouesses du Docteur V. grand maître en chirurgie esthétique. Aucune des trois amies n’ose s’entretenir avec Anne-Caroline au sujet des transformations manifestes que ses paupières, son nez et son menton ont subi et qui, certes la rajeunissent, mais la rendent presque méconnaissable.

L’apéritif se prolongeant, Sylvie, à présent grelottante et les pieds meurtris par ses escarpins à talons aiguilles, rêve d’être loin de ce lieu où toutes les attitudes sont convenues, les conversations stéréotypées autour de thèmes tout aussi stéréotypés abordés de façon superficielle. Son mal-être croissant n’échappe pas à Gérald qui, du coin de l’œil, l’observe depuis un moment. Aussi, lorsqu’une sonnerie de cor de chasse retentit appelant les invités à se diriger vers l’immense chai transformé en salle à manger, il se dirige vers elle et la questionne en aparté :

  • Tu ne me sembles vraiment pas très bavarde, tu rêves ?
  • Oui, je rêve. 

Je rêve d’oranges bleues,

Je rêve de flamands verts,

Je rêve pour meubler tout ce vide.

  • Ah, je vois, Madame joue toujours son intellectuelle révoltée sans s’occuper de…
  • Sans s’occuper de plaire à ces grands messieurs susceptibles de donner un coup de pouce à ton avancement dans la carrière. C’est vrai.

Gérald, glacial, murmure entre ses dents, avant de s’éloigner :

  • Et tu n’en profiterais pas de mon avancement ?

Sylvie oscille entre rage et désespoir et lutte contre une furieuse envie de s’enfuir. Il lui faut cependant se mettre en quête de sa place autour de l’une de ses longues tables de ferme recouvertes d’anciens draps ornés de dentelles et de broderies.

 Les quatre amies, dont aucune n’appartient au corps médical, échangent des regards inquiets craignant d’être placées à distance les unes des autres et surtout à proximité de certains, ou certaines, « pontes ». À l’opposé, leurs conjoints convaincus que la compétence ne suffit pas pour progresser dans la carrière, espèrent pouvoir profiter de cette soirée très privée pour se faire valoir auprès de certains MCUPH et espérer obtenir un poste de chef de service sans trop tarder.

Les mariés ont bien sûr placé à leur table le directeur du CHU ainsi que les plus prestigieux chefs de service entourés de leurs conjoints. Sylvie se retrouve entre un jeune gynécologue porteur de lavallière, à l’humour caustique souvent d’un goût douteux et un psychiatre, jeune également, au regard à la fois ironique et perçant. A la question du second :

  • Vous faites aussi partie du corps médical ?

Sylvie se raidit davantage et répond abruptement :

  • Actuellement, je ne travaille plus.

Le psychiatre enchaîne, narquois, tout en lui tapotant la main d’un air faussement amical : 

  • Je vous comprends. Vous n’avez pas besoin de travailler pour pouvoir mettre du sucre dans votre yaourt !

La jeune femme retient à grand peine des larmes d’humiliation. Il lui faut cependant trouver la force de faire taire sa rage et de réussir à rétorquer d’un petit air détaché :

  • Assurément je peux même y mettre de la confiture mais, présentement, je reprendrais volontiers un peu de ce délicieux champagne !

Afin de mieux savourer sa petite victoire sur elle-même ainsi que son breuvage préféré, Sylvie ferme à demi les yeux  et se laisse aller à la dérive des mots :

À dos d’éléphants roses

Je me pose,

Me repose,

Sous mes paupières closes

Éclosent 

Des milliers de roses