Fêtez l’arrivée du printemps !

 « Avril est là ! Le printemps s’installe doucement et le soleil pointe le bout son nez. Vous voulez profiter des beaux jours ! Ah ! les pauses en terrasse, une sieste au soleil, le barbecue, les bancs ultra-design pour l’apéro dans le jardin avec les amis, un grand parasol au-dessus des tablées familiales qui réunissent enfants et petits-enfants autour des grands parents. C’est le moment parfait pour s’équiper afin d’en profiter à fond. 

- Oui mais… me direz-vous … comment se protéger des voisins ? Comment se créer son petit cocon à l’abri des regards ? 

BuzzBuzz a la solution : « Dites adieu aux voisins trop curieux avec ce produit pour la terrasse et le jardin. Résultat bluffant : le rideau végétal ! »

Depuis quelques jours, les suggestions de la pub s’insinuent dans la tête de Maryse. Elle se réjouit du moment où elle et Lionel seront à table avec Alice et Noha, les petits enfants de leur fils qui, elle l’espère, acceptera de rogner trois jours sur ses deux semaines de vacances pour venir les voir. Bien protégée par le rideau végétal de ses rêves, elle profite de cette échappée heureuse. Elle commence à ressentir de l’impatience face à l’attitude de Lionel peu convaincu par l’urgence d’aller acheter l’objet qui va sublimer le terrain derrière leur maison. Il ne se rend pas compte Lionel parce qu’il est occupé toute la journée à bricoler dans l’ancienne étable ou à faire son jardin. Chez les voisins, il y a toujours du monde à nous regarder. Autrefois on ne mettait pas de clôtures entre les fermes. Chacun gardait son territoire.  C’est pire depuis qu’ils ont aménagé une partie de leur ferme en gîte rural et transformé la vieille grange en grande salle louée pour des week-ends de fête ou pour les activités sportives en semaine. On n’est plus chez nous ! 

Fêtez l’arrivée du printemps !

Difficile de résister aux promesses de l’affiche qui place « le rideau végétal » en majesté sur le panneau, trois mètres sur trois, à la sortie du village de Gatebourse. Quinze minutes sans feux rouges. Il suffit à Maryse et à Lionel de suivre en voiture la flèche qui indique la direction de la départementale pour atteindre la zone commerciale construite il y a quarante ans autour de l’ancien Mammouth, devenu Auchan. Mais attention, ce n’est pas un hypermarché dans une zone démesurée à la périphérie d’une grande ville. Ici on est à la frontière des Deux-Sèvres et de la Vienne. C’est une zone commerciale qui draine les 1500 habitants disséminés dans les fermes et les villages du Pays de Gâtine en plein Centre-Ouest de la France. 

Depuis que la dernière supérette a fermé, Maryse et Lionel font leurs courses dans cette zone commerciale, loin des rues grises et dépeuplées de Gatebourse où ils vivent. Ça lui file le cafard à Maryse, cette vitrine poussiéreuse du magasin en friche, jamais vendu, jamais repris. Tout ça en pleine rue principale, en face de l’ancienne école primaire.  Et que dire des vestiges de la boucherie avec sa façade en formica jaune soleil qui rappelle les glorieuses années 60 ?  Et ceux de la blanchisserie Net’Vapeur dont l’enseigne s’effrite depuis des années si lointaines qu’on ne se souvient même plus quand elle a fermé ? Et La Mandragore, où l’on trouvait tout pour offrir les cadeaux de mariage, des ustensiles de cuisine aux fastueuses corbeilles en verre coloré qui vous dureraient une vie entière ? On va pas en finir si on s’amuse à les compter. 

Tant pis pour le coût de l’essence, mais leur plaisir de la semaine c’est d’aller en voiture là-bas. « On va voir du monde ».  Comme dit Lionel : « c’est encore le seul endroit où on peut encore aller. Y’aura du monde ! Si on rencontre Paul et Jeannette, on pourra boire un café au Bistrot de la galerie ou aller manger un plat au Flunch avec eux. Qu’est-ce que t’en dis ? »

Quinze minutes sans feux rouges. Ils partent tôt le vendredi matin – jour de livraison des produits frais – pour arriver au plus tard à 9h. Ils ont leurs repères et leurs petits rituels. Dans le plaisir de la profusion et du choix mais tout en faisant attention au prix, ils se donnent une heure pour acheter les produits d’entretien et les provisions de bouche qu’ils rangent soigneusement dans le coffre de la voiture. À dix heures, quand le flux humain se fait plus dense, ils s’accordent de flâner, de prendre du bon temps. Chacun fait ce qu’il lui plaît ! Maryse explore les vêtements dans la galerie marchande ou court chez Gifi pour dégoter la bonne affaire dans les derniers arrivages. Lionel file dans le labyrinthe des gros cubes en tôle colorée vers ses enseignes préférées, Esprit Pêche Chasse et Bricoman. 

Fêtez l’arrivée du printemps !

Qu’ils disent ! Parce que la fête est gâchée. Aujourd’hui, Maryse et Lionel se sentent « moches ». Ils savent désormais. La France est belle. Eux pas. La France est belle de ses paysages et de ses châteaux sculptés par l’Histoire. Eux pas. Ils savent désormais où est leur place. À la périphérie. Ils sont des français de la périphérie. Celle qui abime la beauté de la vraie France depuis quarante ans. Celle de la France des « boîtes à chaussures », la France des cubes en tôle de couleurs criardes, la France des parkings et des caddies, la France « moche ». Celle que la ministre chargée des entreprises, du tourisme et de la consommation vient de dénoncer aux journaux télévisés. Obsolète. 

Obsolète, qu’elle a dit. T’as compris ? Oui. Ça veut dire qu’on pourra plus y aller ? Non. Enfin si. Ils ne peuvent pas nous empêcher de manger tout de même. Obsolète ça veut dire périmé, dépassé, ringard, plus dans le coup, vieux. Comme nous quoi ! Comme tout !

Et comme il s’agit de nettoyer maintenant cette mocheté sur la face de la France, une association relayée par des influenceurs a lancé le concours de « La France Moche ». Le prix de la Laideur, de la Banalité, de la Mocheté sera décerné chaque année à la plus belle photo d’une zone moche qui défigure la beauté de la France. À l’heure du palmarès, Carnac, Honfleur, Clermont-Ferrand sont épinglés. En quatrième position, le jury a décerné le prix de « la Foire à l’enseigne » à la zone commerciale près de Gatebourse, au cœur du Pays de Gâtine, une de nos belles campagnes. « Dommage que la vue soit gâchée par les arbres ! », conclut ironiquement le présentateur du JT de 20h.

Malgré la contrariété, ils ont acheté le rideau végétal vendu avec une réduction de 5% « parce que c’est le printemps ». Occultant, en plastique recyclé donc imperméable, le voilà installé. C’est dimanche après-midi. Assise sur un banc caché par le vert émeraude du rideau pas tout à fait raccord avec la verdure environnante, Maryse soupire : « Quel sale coup ! Et dire qu’on est passé à TF1 ». Depuis une heure, attirée par la musique et les éclats de voix, elle observe les gens, pas du coin c’est sûr, locataires du gîte le temps du week-end, en train de s’ébattre dans le pré des voisins.  

- Lionel ! viens voir ! il y a deux enfants sur les balançoires. Mais non… ce sont deux grandes personnes. Deux femmes adultes. Ça fait un moment qu’ elles s’amusent. On dirait deux gamines. Tu les entends rire ?  Ah ! il n’y en a plus qu’une qui continue à se balancer. Ah ! mais elle aussi, elle s’arrête !

- Qu’est-ce que tu dis ? Lionel a pointé sa barbiche dans l’encoignure de la porte de son atelier. 

- Tiens, il pleut !